Horst Bien est un chercheur de l’ex-RDA, lié à l’université de Greifswald. En dépit de l’obédience marxiste-léniniste obligatoire de ce pays aujourd’hui disparu, il s’est penché objectivement et sans nul a priori sur la figure de Knut Hamsun et a dégagé les linéaments de son “utopie conservatrice”. Les lecteurs de Hamsun savent que cette “utopie” (terme certes inapproprié!) s’exprime sans le moindre détour dans L’Éveil de la glèbe (1917) et dans la figure du personnage central de ce livre: Isak Sellanraa, le paysan libre, “dont la laine des vêtements vient de ses propres moutons et le cuir de ses bottes de ses propres veaux et vaches”.
Horst Bien déclare: l’espace existentiel d’Isak est épuré de tous les conditionnements de l’histoire; passé, présent et avenir ne sont pas ici les critères de l’évolution historique et du changement: ils ne sont que les maillons d’une vie qui s’écoule éternellement, toujours sous la même forme. Mais cet idéal n’est pas un pur vœu de l’esprit, une pétition de poète: cette autarcie symbolisée par Isak est, pour la Norvège, une nécessité politique: la guerre sous-marine a fragilisé dangereusement l’approvisionnement en vivres du pays, si bien que l’idéal de la colonisation des terres du Nord devenait un impératif vital ainsi qu’une politique pour empêcher l’hémorragie migratoire vers l’Amérique.
C’est aujourd’hui seulement que l’on lit L’Éveil de la glèbe comme un manifeste écologique. En 1917, rappelle Bien, les Norvégiens ont lu cet appel de leur poète comme une volonté de survivre dans la simplicité et le travail, en dehors du tumulte de la guerre que se livraient des peuples lointains, plus urbanisés et plus décadents. En Suède, Selma Lagerlöf, en Allemagne, Thomas Mann et en Russie, Maxime Gorki déclarent avec enthousiasme que L’Éveil de la glèbe les a fascinés et envoûtés. Cet ouvrage apparaissait comme l’expression d’une ruralité raisonnable face à une urbanité qui venait de déclencher les sinistres horreurs de la Grande Guerre, mais, en même temps, il est l’affirmation d’un possible, d’une alternative à l’émigration norvégienne vers les usines de Chicago (ou vers les horizons plus libres du Montana, où bon nombre de Norvégiens se sont forgés un destin à la façon d’Isak!).
Deux autres romans, moins célèbres, Les femmes à la fontaine (1920) et Le dernier chapitre (1923) dénoncent avec davantage de pessimisme les séductions offertes par les petites villes de province étriquées : la vie urbaine est pareille à celle de ce pauvre marin Oliver, estropié, qui rampe et se traîne sur un petit espace, comme un oiseau aux ailes coupées. Ou bien, la vie de la ville est celle d’un sanatorium de montagne: pas d’issue si ce n’est la mort, ou une vie sans relief. Dans Auguste (1930), l’apprenti-capitaliste maladroit, l’homme aux idées et aux projets foireux, Hamsun fait le procès direct du capitalisme, sur fond de crise de 1929. Bien décèle bien le côté tout à la fois génial et illusoire de la propagande capitaliste et moderniste: le bien-être matériel viendra, par un jour de chance, comme la fortune, comme le gros lot. Pour cette figure moderne, à la fois clown, prometteur de beaux jours, bienfaiteur des pauvres qu’il a lui-même appauvri, héraut de l’âge mécanique, rien n’a profondeur ni durée, mais tout est spectacle, mise en scène, camouflage du réel: Hamsun annonce bel et bien Debord et son situationnisme. Tout est manipulable, interchangeable, comme les pièces d’une machine.
La haine de Hamsun pour l’urbanité, la ville, l’industrie, le système bancaire, l’argent et le commerce n’a cessé de croître. Le plaidoyer pour le paysan isolé des marches du Nord, assurant l’autarcie de la Norvège assiégée et isolée du monde, débouche, chez lui, sur un refus presque sans nuance de la ville, renforcé encore par le krach de 29, où le capitalisme apparaît comme une sinistre farce précipitant d’honnêtes gens, paysans et pécheurs, dans les affres de la misère économique et surtout de la dépendance. Cette option conduira Hamsun, comme on le sait, à collaborer avec le Nasjonal Samling de Vidkun Quisling, parti inspiré par le national-socialisme allemand. Du moins par ses facettes ruralistes. Toutefois, la grande idée de Hamsun n’était certes par une collectivité soudée par la discipline militaire et l’obéissance à un chef, mais l’autonomie absolue de l’homme libre face à tout le fatras de la Zivilisation. En témoigne cette citation, mise en exergue par Bien, tirée des mémoires de Hamsun, qui déclarait que les jugements de ses contemporains l’importaient peu et qu’il s’en référait “à sa propre conscience de ce qui est bien et mal, juste et injuste”. Le procureur – sans doute un stupide juriste besogneux et médiocre comme la plupart de ses piètres semblables – qui a jugé Hamsun est oublié ou son nom n’est plus mentionné qu’en marge des biographies de son illustre condamné. Hamsun est immortel. Comme les rares Isaks survivants sur cette planète livrés aux fous sans relief ni fantaisie: marchands, procureurs, banquiers, fonctionnaires, comptables, etc.
Analyse: Horst Bien, Werke und Wirkung Knut Hamsuns. Eine Bestandsaufnahme, Literaturverlag Norden/Mark Reinhardt, Leverkusen, 1990, 80 p.
[Vouloir n°142/145, 1998].
Lascia un commento