La triple opposition culture-âme-vie/civilisation-intellect-raison rebondit chez O. Spengler (Le Déclin de l’Occident, 1918-1922). Celui-ci traite en effet de la culture aussi bien que des cultures. En outre, il pose, entre “culture” et “civilisation”, un rapport non plus seulement conceptuel, mais de filiation (c-à-d. génétique) et même de finalité. Entre les grandes cultures historiques (il en distingue 8), Spengler constate, non de superficielles analogies, mais bien des “homologies” au sens biologique du terme. Il affirme: «Les cultures sont des organismes; l’histoire universelle est leur biographie générale». Une culture se définit comme l’ensemble des manifestations humaines à une série de moments donnés dans l’histoire (à cet régard, Spengler n’est pas très éloigné de la définition moderne du couple culture/nature). Cette conception est à la fois diachronique et synchronique. Diachronique: toute culture passe par les mêmes étapes, à la façon d’un organisme qui naît, grandit, atteint sa maturité, décline et meurt. Synchronique: on constate d’une culture à l’autre, et, au sein d’une même culture, entre ses différentes formes (artistiques, guerrières, scientifiques, étatiques, etc.), une “affinité profonde entre les figures politiques et artistiques, entre les intuitions religieuses et techniques, entre la mathématique, la musique et la plastique, entre les formes économiques et celles de la connaissance”.
«J’appelle contemporains, écrit Spengler, deux faits historiques qui, chacun dans sa culture, se manifestent exactement dans la même situation relative et qui ont par conséquent un sens exactement correspondant». Et de signaler «la profonde interdépendance psychique entre les théories physico-chimiques les plus modernes et les représentations mythologiques ancestrales des Germains; la concordance parfaite entre le style de la tragédie, la technique dynamique et la circulation monétaire de nos jours; l’identité d’abord bizarre, puis évidente, entre la perspective de la peinture à l’huile, l’imprimerie, le système de crédit, les armes à feu, la musique contrapontique, et d’autre part, entre la statue nue, la polis, la monnaie grecque d’argent, en tant qu’expressions diverses d’un seul et même principe psychique…».
Dans une telle perspective, les civilisations ne sont que les formes ultimes, décadentes, des cultures; elles n’en sont que le dernier moment, celui qui précède la fin. «La civilisation est le destin inéluctable de toute culture» écrit Spengler. M. Tazerout précise: «La culture a pour fin la civilisation et la civilisation ne possède pas d’autre finalité que la mort, qui était impliquée dans sa naissance puisque chaque civilisation tue sa culture comme le ver à soie ronge son cocon avant d’en sortir».
L’opposition entre les deux notions n’est donc pas seulement “spatiale” mais aussi “temporelle”. L’évolution de l’humanité n’a pas de sens ni de but: c’est seulement au sein des cultures particulières que des buts peuvent être distingués et appréciés. Les périodes de plus haute culture (de véritable culture) sont celles de la naissance, de la croissance et de la maturité. À ce moment-là, la sève de l’invention et de l’innovation à l’intérieur de la tradition initiale se manifeste avec une irrésistible énergie. Au contraire, le nom de “civilisation” doit être réservé à la période finale, au moment où, par déperdition de l’énergie d’origine, l’entropie commence à gagner l’organisme, où le progrès scientifique et technologique prend le pas sur les créations spirituelles, où ces créations elles-mêmes disparaissent peu à peu, où les arts et la littérature deviennent des passe-temps ou des excitants sociaux (panem et circenses), où les artistes se perdent en subtiles variations dans le déjà-vu sans jamais retrouver de nouvelles sources d’inspiration, où la mode sécrète les nostalgies les plus baroques, les fantaisies les plus exotiques, où se produisent les pseudomorphoses, c-à-d. les mélanges de culture, où seules les valeurs marchandes, quantifiables, sont partout reconnues, où l’argent symbole abstrait de l’interchangeable, comme le disait Simmel, domine toutes choses, où la morale de l’«efficacité» devient pur alibi, facilite toutes les trahisons (sans même, à terme, être efficace), où le souci de sécurité prime toute autre préoccupation, où les structures s’effondrent, où les autorités sont remises en cause, où le plus grand nombre aspire à l’homogénéité sociale et à la réduction des différences, où la société perd son caractère organique et sa “souplesse”, tandis que disparaît tout ce que les ancêtres ont créé de vigoureux et de grand, que tout se matérialise et se pétrifie, et que, bientôt, tout éclate et se dissout.
Spengler oppose donc la notion organique de “culture” à l’abstraction de la “civilisation”, la seconde étant comme la cristallisation (au sens de matérialisation) de la première. La culture est alors la manifestation originale/originelle, libre et spirituelle, d’une communauté historique de vie; la civilisation, la manifestation d’ordre intellectuel et impersonnel qui aboutit au machinisme et à la mécanisation totale de la vie humaine. Entre les cultures, il y a à la fois discontinuité (principe spatial inter-culturel) et irréversibilité (principe temporel intra-culturel). «Une culture, explique Spengler, naît au moment où une grande âme se réveille, se détache de l’état psychique primaire d’éternelle enfance humaine (…) Une culture meurt quand l’âme a réalisé la somme entière de ses possibilités sous la forme de peuples, de langues, de doctrines religieuses, d’arts, d’États, de sciences, et qu’elle retourne à l’état psychique primaire… Quand le but est atteint et l’idée achevée, que la quantité totale des possibilités intérieures s’est réalisée au-dehors, la culture se fige brusquement, elle meurt, son sang coule, ses forces se brisent: elle devient civilisation».
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(extrait de Les idées à l’endroit (ch. 6), 1979).
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