Jean Cau

jean-cauJean Cau, c’était un style. Mais c’était aussi une voix. Il parlait en détachant les mots et les syllabes, comme pour mieux scander sa pensée. Il riait en découvrant ses canines. Il écrivait comme il parlait, et parlait comme il écrivait. Quand on lui racontait une histoire, qu’on lui rapportait un propos, il s’exclamait: «Bi-gre! Bigre!».

Il est né le 8 juillet 1925 à Bram, dans le département de l’Aude. Père ouvrier, mère femme de ménage. Il est petit garçon au moment du Front populaire, qu’on salue autour de lui comme une aurore (sa tante, Gilberte Rocca-Cau, fut député communiste du Gard). Durant la guerre d’Espagne, tandis que les réfugiés commencent à affluer dans le Midi, son père l’emmène parfois assister aux meetings de soutien à la cause républicaine. D’abord élève au lycée de Carcassonne, le jeune Occitan monte à Paris après une licence de philosophie et prépare l’Ecole Normale supérieure à Louis-le-Grand. Il a le poil noir et dru, la lèvre mince, un nez à la Marcel Aymé, le regard perçant et, déjà, l’humeur aiguisée. A Paris, il découvre le monde littéraire dans les cafés de Saint-Germain des Prés, où les proches de Jean-Paul Sartre ne tardent pas à l’adopter. Son talent impressionne. On voit en lui l’un des espoirs de la gauche intellectuelle, alors dominante. Le voici au coeur du dispositif sartrien.

Jean Cau sera pendant onze ans, de 1947 à 1956, le secrétaire de Jean-Paul Sartre. «Jamais titre ne fut plus cocassement porté», dira plus tard le «fils indocile». Ses premiers livres, Le fort intérieur (un recueil de poèmes) et Maria-Nègre, paraissent en 1948 chez Gallimard, ses premiers articles en 1949 dans Les Temps modernes. Dans les années 1950, il est l’enfant chéri de l’intelligentsia. Il publie à rythme soutenu, s’essayant à tous les genres, adaptant même Cervantès et Virginia Woolf. Toutes les portes lui sont alors ouvertes. Il est brun, il est beau, il parle avec l’accent de Carcassonne et déteste Albert Camus. Pierre Bénichou dira: «Il était le plus grand». «Moi, racontera-t-il, j’étais un Méridional exigeant, assez sec, assez dur. Je croyais à certaines choses, certains idéaux, certains mythes, certaines valeurs. Ensuite je rencontre Sartre, et me voilà engagé dans les sections de l’intelligentsia française. A ma grande stupeur, qu’est-ce que je découvre? Je découvre que tous ces intellectuels étaient tous d’origine bourgeoise mais qu’ils adoraient le peuple et qu’ils adoraient la gauche. Tiens, me dis-je, voilà une grande surprise! Ils n’ont jamais vu un ouvrier de leur vie, ils ont des domestiques, ils ont des bonnes, mais ils sont de gauche. Il y avait là une attitude névrotique, un règlement de comptes personnel. Ils allaient au peuple parce qu’ils n’en sortaient pas».

Attiré par le journalisme, il entre à L’Express de Jean-Jacques Servan-Schreiber, mais écrit aussi dans France-Observateur (le futur Nouvel Observateur). En 1961, c’est le couronnement: il reçoit le Prix Goncourt pour un livre qu’il est allé écrire en Andalousie, La pitié de Dieu, un «huis clos» pénitentiaire très sartrien. Mais c’est aussi le moment où son indépendance d’esprit commence à lui valoir des critiques. En janvier 1962, son enquête sur «l’OAS au lycée», parue dans L’Express, fait du bruit. En février, il choque ses amis en écrivant, à propos des manifestants morts au métro Charonne, qu’ils sont morts pour rien. Le scandale redouble quelques mois plus tard lorsqu’à l’occasion d’une reportage sur la jeune Algérie indépendante, il décrit un pays déjà ruiné. «Ce n’était ni le ton ni le moment pour écrire ce que vous avez écrit», lui déclare Claude Estier. Sa réponse est cinglante: «Je dis, moi, que c’est toujours le moment, pour un journaliste, de cracher le morceau. Pour un homme politique, c’est peut-être une autre question. Peut-être. Je l’accorde et, pour cette raison, je ne serai jamais un homme politique». A cette date, cependant, il se dit encore convaincu que l’intelligence et la justice ont toujours été de gauche. Mais déjà, le coeur n’y est plus. Il se dit «de la famille», mais s’éprouve virtuellement comme orphelin. Derrière les grands mots qu’affectionne son entourage, il a découvert l’hypocrisie.

En 1965, l’un de ses plus beaux livres, Le meurtre d’un enfant, répand une odeur de soufre. Jean Cau, évoquant un souvenir de l’Occupation, y décrit un jeune tankiste SS beurrant sa tartine avec un poignard. L’image fait mouche. On lui reproche une fascination suspecte. La même année, lors l’élection présidentielle, il prend position en faveur du général de Gaulle, dont il approuve la politique étrangère, plutôt que de François Mitterrand, «candidat de la onzième heure rapetassée avec du sparadrap». C’est alors qu’il prend congé, non seulement de la gauche, mais de l’establishment littéraire. Il le fait peu à peu: «Je n’ai pas eu une nuit pascalienne où j’ai abjuré tout cela. Non, ça a été vraiment une mise en question, assez difficile parfois». Il en retire un sentiment de délivrance: «J’en suis parti, de la gauche, d’un pas si allègre et en dansant si haut que j’ai épouvanté mes congénères. D’habitude, être traité de relaps, ou d’ex-communiste, c’est la malédiction suprême. Moi, au contraire, je me suis retrouvé frais comme une rose, et gambadant comme un lapin au milieu serpolet!» Et d’ajouter: «Mais je l’ai échappé belle. J’ai failli tout perdre. Quoi ? Un ton, ma révolte, ma sincérité, ma voix. J’ai failli vivre truqué».

Bernard de Fallois dira: «Il ne combattit pas la gauche parce qu’elle était archaïque, mais parce qu’elle avait trahi ses origines. Il avait cru rencontrer Vallès, c’était Veuillot. Il croyait donner la main à Gavroche, c’était Tartuffe. Il ne combattit pas la modernité parce qu’elle inventait du nouveau, mais parce que, n’inventant rien, elle se nourrissait seulement de la haine du passé». «Ce n’est pas la première fois, à gauche, que l’on perd en route un de ces brillants fils d’ouvriers», note alors Angelo Rinaldi. Longtemps, le nom de Sartre n’est plus revenu sous sa plume. Croquis de mémoire, qu’on vient de rééditer, se clôt pourtant sur un portrait de l’auteur de L’Etre et le Néant. Un portrait où l’on sent une tendresse retenue qui ne s’est jamais éteinte. De Sartre, «le plus gentil, le plus simple, le plus dépouillé d’attitudes, le moins putain des hommes», il évoque l’absolu mépris de l’argent, la «folle et sainte» générosité, le langage cru, le goût des femmes, la peur de perdre du temps.

«Je ne lui dois rien mais je lui dois tout. Qu’ai-je appris de lui, par imprégnation et non par leçons et discours? A me tenir à longue distance des honneurs qui vous désagrègent dans le “sérieux” et vous transforment en porteurs de reliques des vanités d’un milieu – littéraire en l’occurrence – et de ce monde. A ne peser personne au poids de l’argent mais de secrètes et souvent impalpables qualités. A n’avoir moi-même d’autre qualité que celle dont je me veux le responsable et le juge. A ne pas m’aimer et à ne pas me respecter dans mes apparences. A résister, casqué de je ne sais quel acier, aux coups les plus durs de son influence».

Jean Cau est surtout fier de n’avoir jamais rompu avec ses attaches paysannes et occitanes. Ce sont en effet ses racines populaires qui lui ont fait sentir qu’il serait toujours étranger au monde de la paillette et du clinquant: «Mes ancêtres sont paysans depuis la nuit des temps, et c’est la noblesse de ma lignée et de ma race que nous n’ayons jamais rien acheté et rien vendu». «Je crois que, vraiment, le socialisme et le communisme, de même que le renard la rage, véhiculent le totalitarisme et véhiculent la terreur». Cette fois-ci, la rupture avec la gauche est complète. Jean Cau a pris pied sur l’autre rive et se dit libéré. Mais du même coup, il devient une cible. L’intellectuel prometteur d’hier est traité par le mépris qu’on réserve aux «réactionnaires». La plupart de ses livres seront désormais accueillis par un silence pesant, dont il n’a cure. On le dit passé à droite. Il répond qu’en rompant avec «l’atmosphère délicatement écoeurante des nobles salons rouges», il a seulement rompu son licou. «Il y a des gens qui me demandent si je suis de gauche ou de droite. Je leur réponds que je suis en liberté. Je ne suis pas un militant, mais un aventurier, un voltigeur, un flancgarde».

En quittant la gauche, Jean Cau est censé avoir perdu son talent. Mais c’est au contraire maintenant que ce talent va s’épanouir. En 1968, au Théâtre du Gymnase, sa pièce Les yeux crevés est interprétée par Marie Bell et Alain Delon. La pièce porte sur l’amitié comparée à l’amour, plus spécialement sur «l’amitié entre les hommes avec tout ce que cela implique de liberté, de richesse de coeur, d’adolescence perdue, de tendresse virile et de cruauté, de fidélité qui, lorsqu’elle est trahie, fait s’écrouler le monde».

En 1970, Jean Cau commence à collaborer à Paris-Match, qu’il ne quittera plus, y publiant avec un égal bonheur des centaines d’articles sur les sujets les plus divers: «Il n’y a pas de petits sujets, il n’y a que de mauvais journalistes». A la même époque, il fait paraître une série de pamphlets d’une étonnante alacrité. Après Le pape est mort et une Lettre ouverte aux têtes de chiens occidentaux, où l’on peut lire un portrait dévastateur de François Mitterrand («De Gaulle n’aurait pas sauté les grilles de l’Observatoire!»), sortent coup sur coup L’agonie de la vieille (1970) et Le temps des esclaves (1971), suivis de deux «traités de morale», Les écuries de l’Occident (1973) et La grande prostituée (1974). Plus tard, il y aura le Discours de la décadence (1978), La barbe et la rose (1982), L’ivresse des intellectuels (1992).

Dans Le temps des esclaves, Jean Cau célèbre le souvenir de Mishima («Ce qui vaut, ce n’est pas la vie mais ce qu’on fait d’elle») et annonce l’avènement des dictatures rationnelles: «Quand il n’y a plus de vrais Maîtres, toute la société est d’esclaves. Mais d’esclaves tristes et vides». Il s’interroge aussi: «Pourtant, en la gorge de millions d’hommes, il y a le chant qu’ils voudraient délivrer. Mais quelles paroles inscrire sur le rythme des mesures et vers quelle Jérusalem marcher? C’est le secret de notre avenir».

Dans Les écuries de l’Occident, à cette question posée par un jeune homme à Montherlant: «De combien de souffrances paierons-nous la venue d’un monde qui nous enfoncera dans la bassesse?», il en ajoute une autre: «Et après, de quelles souffrances paierons-nous la remontée vers des hauteurs?». Dans le Discours de la décadence, il s’interroge encore: «Quelle est cette décadence qui, comme une ignoble tunique de Nessus, brûle notre peau sans que nous puissions l’en arracher?» La décadence est faite de lâches renoncements, de petits désirs, de petits bonheurs et de petites peines, d’aspirations médiocres. Au fil des pages, Jean Cau dénonce la «fin de l’histoire» et le «fléau de l’égalitarisme», et prophétise que la Russie sera bientôt «devant des échéances fatales». Mais il s’en prend aussi à l’Amérique («Ironie de l’histoire: où a triomphé le matérialisme, sinon en Amérique?»), «le pays le plus riche du monde, où sont élevés des millions de boeufs, mais pas un seul toro brave»!

Seul trouve grâce à ses yeux le général de Gaulle, qu’il eut l’occasion d’accompagner dans de nombreux voyages, et dont il célèbre dans ses Croquis de mémoire la «présence majestueusement exotique». De Gaulle lui apparaît comme un «Don Quichotte romantique», comme le dernier chef de l’Etat qui a d’abord eu le goût de la grandeur. Ah, la grandeur! Si peu rationnelle, si peu raisonnable, si dépassée dans un monde où les malins dominent et où l’on calcule tout. Et pourtant, n’est-ce pas la grandeur que les peuples attendent? «Il m’a plu parce qu’il disait: quand vous avez des problèmes, montez vers les sommets».

En 1976, on lui demande s’il quitterait son pays où cas où s’y instaurerait une dictature totalitaire. La réponse fuse: «Je resterais en France! A tout prix. J’en serais peut-être chassé, mais je n’en partirais pas. La dernière chose à faire, c’est partir de son pays. Il faut en vivre les souffrances, en vivre les malheurs, comme il faut être là pour en vivre les espérances. Jamais de la vie je ne quitterai mon pays».

L’essentiel, ce n’est toutefois pas dans ses pamphlets qu’il faut le chercher, mais dans ses romans, ses essais, ses recueils de nouvelles, et dans les innombrables entretiens et articles où cet amoureux inconditionnel de la langue française, tient d’une même main les rênes du souvenir, de la pudeur et du secret.

Ce qu’il aime par dessus tout? L’Espagne et l’enfance.

Sévillanes (1987), l’un de ses chefs-d’oeuvre, est une lettre d’amour, entrecoupée de sept «caprices», qui entraîne le lecteur de plaza en ganaderia. Avec une virtuosité sans pareille et une allégresse communicative, Jean Cau y parle d’une Espagne qui n’a pas encore perdu le goût de l’absolu, évoquant tour à tour la danse et les toros, la Semaine Sainte et le flamenco, les arènes et le gitanisme andalou: «Ca, c’est flamenco. Et ça signifie que la vie, soudain, flambe d’une rage ou d’une joie complice. Ou bien qu’on se jette dans un défi et puis, sans crier gare, qu’on se dérobe, qu’on brise là mais avec une allure. Qu’on est voyou mais avec élégance, aristocrate mais avec un je-ne-sais-quoi de picaro; qu’on est sérieuse mais avec, sans prévenir, un déhanchement qui en dit long; qu’on est pute mais qu’un soir, on ne sait pas pourquoi, on décide de donner tout l’argent des passes de la journée à la Vierge de la Soledad. Puis, dans l’église, on discute âprement avec elle et on en garde la moitié».

Mais quel est le secret de cette fierté andalouse, qui sent encore l’huile, l’olive et le crottin de cheval dans les patios? «Pourquoi sont-ils infatigables, durant la feria, ces bigres bougres d’Andalous? J’ai cherché. J’ai trouvé. Parce que, ouvriers, bourgeois, commerçants, aristocrates, employés, n’importe quoi, ils sont des paysans, parce qu’ils ont encore des corps et des hérédités paysannes, parce qu’ils ne sont pas encore rythmés selon la ville… ».

La tauromachie, qu’il comparait à la littérature (Proust, le chat et moi, 1984), tenait dans l’univers de Jean Cau une place de haut rang. C’est qu’il était lui-même à l’image de ce toro brave qui, plutôt que de finir sous le banal couteau du boucher, fait du courage et de la dignité de sa mort un spectacle de gloire. Les corridas déplaisent aux Anglaises et aux gens de gauche, dira Jean Cau, et c’est bien normal puisqu’ils n’y peuvent rien comprendre. La geste tauromachique, c’est l’union de l’homme et de la bête pour une danse d’amour et de mort mêlés. Jean Cau n’a cessé de célébrer la tauromachie («une messe»), depuis Les oreilles et la queue (1961), Les entrailles du taureau (1971) jusqu’à Sévillanes, Le roman de Carmen (1990) et La folie corrida. Il la célèbre sans chercher à démontrer quoi que ce soit ou à convaincre ceux qui ne l’aiment pas. Etre un aficionado est un acte de foi! Dénonçant le «torerisme» touristique et la médiatisation des combats, il en tient bien entendu pour les toreros à l’ancienne, ceux qui étaient analphabètes, savaient mentir et se soûler, et surtout ne donnaient pas d’autographes… Lui si droit, il écrit: «J’aime ce qui est rond, l’arène, le soleil, les naturelles données en rond, le torero entouré autour de la taille, la forme d’une pomme, les seins d’une femme, dans la main une boule de billard ou une balle de tennis duveteuse, la course en demi-cercle d’un banderillo et cette émotion quand elle se brise contre celle du toro, la corrida divisée en trois temps, sur un rythme de valse, trois matadors, six toros, le cercle où tournoie en vibrionnant l’afición… ».

Inconditionnel de l’Espagne, qu’il qualifie d’«aristocratie du monde», il aime aussi, passionnément, l’Allemagne des forêts et l’Italie des marbres. Dans l’Allemagne, dont le peuple «est en vérité peuple des horizons et donc du Destin», il voit un pays qui a préféré chanter son âme faute de pouvoir l’exprimer autrement.

Venise est pour lui la dernière ville «où l’on entend les gens marcher», une villecimetière («voyez les touristes: ils sont fiers d’y être vivants»), qui est à la fois «le cadavre et l’âme qui s’en évade»: «Tel est le secret de Venise: elle vous promet de mourir avec vous et vous murmure que sa vie, comme la vôtre, n’est qu’un voyage ébloui dont la nuit et les flots effaceront bientôt, d’une main légère, les traces fiancées».

Mais on a rarement connu aussi semblable amoureux de l’enfance. Un adulte, dit Jean Cau, c’est un «enfant en décadence», et c’est pourquoi tuer l’enfant qui est en soi est le pire des crimes. Conseil au lecteur: «Que si vous vous demandez “Qui suis-je?”, ne cherchez pas plus avant la réponse: vous êtes celui que vous avez été du temps de vos enfances lorsque vous viviez sans précaution et avec innocence votre vie. Dis-moi quel enfant tu as été et je te dirai qui tu es et ce que tu deviendras».

En 1988, après Les enfants (1975) et les Nouvelles du paradis (1980), voici Les culottes courtes. C’est un recueil de trente-deux récits tout emplis d’images, et dont les héros s’appellent Jeannette, Dine, Toine, Pépé ou Titi. Dès l’enfance, nous dit Jean Cau, on sait ce que les enfants deviendront quand ils seront adultes. Pour l’instant, ils traînent les rues et les ruisseaux, ils battent la campagne, tirent les rubans des filles et se racontent des histoires. L’enfant n’est ni le petit bambin sucré des fables bourgeoises ni le pervers polymorphisme de la psychanalyse, mais il est à la fois meilleur et pire que nous ne le sommes nous-mêmes. La scène se déroule du côté des Corbières, entre Narbonne et la frontière espagnole, quand il n’y avait pas encore de jeux vidéos ni même de télévision. Les enfants y découvrent le monde, où plutôt s’en inventent un à leur mesure. «Ils ne savent qu’inventer», dit l’instituteur, car l’invention est leur manière d’exister. Fables sans morale, sans vaine pédagogie, sans littérature de psychologue ou d’assistante sociale. Les enfants, dit Jean Cau, sont au-delà du bien et du mal. Mais ils ont leurs normes et leurs règles, avec lesquelles on ne badine pas. Nietzsche parlait du« sérieux que l’enfant met au jeu».

En 1981, dans Le grand soleil, Jean Cau célèbre «les anciens dieux, décapités, mutilés, émasculés, mais toujours rayonnants et prêts à revivre». Ici encore, entre (ou contre) l’instituteur et le curé, c’est un jeune garçon nommé Jason, petit cousin d’Apollon et de Dionysos, qui commande à la pluie et au beau temps, tandis que sa fiancée mystique, la petite Mathilde, meurt brûlée vive dans un feu de la Saint-Jean. Ouvrage en forme d’hymne et de poème épique, où Michel Déon vit un «conte païen d’une puissance assez redoutable». A Jean-Edern Hallier, Jean Cau déclare alors: «Si le paganisme est la véritable religion de l’enfance, c’est parce que celle-ci est la naissance de l’enfant au monde et de son accord profond avec la nature. Et il me semble que nature et enfant sont profondément liés». Le voici désormais nietzschéen, acquis à la pensée tragique, vivant dans la lumière des dieux.

Deux ans plus tôt, en 1979, surgissant d’où on ne l’attendait pas, il publie Une passion pour Che Guevara. A cette date, le révolutionnaire cubain a depuis plus de dix ans été abattu par les militaires boliviens. Jean Cau y célèbre un homme qui a mis sa peau au bout de ses idées: «Guevara était certes un utopiste, mais il était posédé par une foi et il est allé jusqu’au bout de son sacrifice». Era un hombre… «Ta foi, Che, n’est pas la mienne, ajoute-t-il, mais tu passes et ton allure me saisit; je me découvres au bord du sentier et te salue». Dans Le Monde, Bertrand Poirot-Delpech parlera de «détournement de cadavre». Réponse de Jean Cau: «Ils étaient habitués à passer en se signant devant la chapelle de saint Che, et voilà qu’ils y découvrent des fleurs avec ma carte de visite. Ils les piétinent. Colère de bigots».

Il avait une passion absolue pour la beauté (sa collection d’oeuvres d’art sera dispersée en décembre 1993 à Drouot). Il aurait voulu que la société, la politique, la vie des hommes tout entière fût ordonnée à la beauté. Cette façon de fusionner la morale et l’esthétique est, aux yeux de l’homme de gauche qui en tient pour la première, désincarnée si possible, la marque la plus sûre de l’homme de droite. «Le beau est la splendeur du vrai», disaient les Anciens. «Pour moi, ce qui est beau est bon et non l’inverse, déclare Jean Cau. Dès qu’il y a de la beauté quelque part, ma morale rapplique: elle est faite d’admiration».

Passion pour la beauté, mais aussi beauté de la passion: «La passion, ce n’est pas à moi de te la donner. Ou bien elle t’habite, ou bien d’elle tu es désert». Comme le torero s’applique à planter ses banderilles, Jean Cau use dans ses livres d’une phrase sèche et nerveuse, rapide, étincelante, multipliant les incisives. Il ne se cache pas d’avoir la nostalgie du sacré, des «valeurs hautes», de l’héroïsme. Sa cible préférée: la «mélasse tiède». Le mou, le liquide, la médiocrité, le déclin, les valeurs marchandes, mais aussi la prose en plastique et le panier d’anguilles grouillant. L’un de ses essais s’intitule Réflexions dures sur une époque molle. Un autre, Contre-attaques, paru en 1993, a pour sous-titre Eloge incongru du lourd.

Face à un monde à la dérive, à une société qui se désagrège, Jean Cau, arc-bouté sur son style comme un coq sur ses ergots, ne cède pas un pouce. A la «mélasse», il oppose «l’admiration, le respect, l’estime, la révérence – et ce beau mot de brume et de soleil qu’est la sympathie». Il faisait partie de la famille des chiens aux flancs creux, ceux dont le corps sec et musclé s’entretient au soleil du Grand Midi. Le culte de l’allure était chez lui indissociable du tempérament bretteur, de l’idéal cathare de l’ascèse, du goût de la solitude et de la générosité. Il trouvait indécent de «se savourer» et détestait le mot «oeuvre». «J’écris. Pourquoi ? Parce que mon époque ne me ressemble pas». Mais encore? «Un être humain honorable ne doit pas écrire pour être lu, mais parce qu’il se met à l’épreuve de cet acte pur qui consiste à écrire» (Composition française).

En 1985, on lui demande d’écrire un «Ce que je crois». Il répond: «Ce que je crois? Rien. Puisque ce qui importe n’est pas de croire mais de vouloir […] Pour croire, la position assise est la bonne. Mais il en est une de bien meilleure encore: à genoux». Mais encore? «J’ai des idées en marche dont l’une, forcément, se portera en tête et continuera d’avancer avant peut-être d’être abattue par un tireur posté sur quelque colline ou de s’abattre, épuisée. Je suis tranquille : une autre la relaiera, plus forte et plus rompue à se battre puisqu’elle saura comment celle qui la précédait fut descendue».

De fait, Jean Cau n’a cessé de s’enrichir de ses défaites. Les coups le sculptaient. Il allait à contre-courant, indifférent aux critiques, aux modes et aux on-dit. Il écrivait sans se retourner, comme chemine le Chevalier de Dürer, dont l’image le fascinait au point qu’en 1977 il en tira la matière d’un livre: Le Chevalier, la Mort et le Diable. Il y propose une longue méditation sur la célèbre gravure de Dürer: le Chevalier «va sa route et la peur ne lui est pas connue. Il a la simplicité du courage aux lèvres scellées. Il est le premier homme dans la forêt primaire. Il est le dernier homme, après le combat où tout a été perdu». A la fin du livre, on voit un jeune lieutenant de l’Armée rouge tomber à son tour en arrêt devant l’estampe du chevalier taciturne: «Il n’avait pas plus de vingt ans et, si je me souviens bien, il sentait le cuir et la forêt».

Vers la fin de sa vie, encouragé à se présenter à l’Académie française, Jean Cau se lança dans l’aventure en voisin (il habitait un petit appartement de la rue de Seine), mais surtout à reculons. Les académiciens ne voulurent pas de lui, ce dont il se fit gloire dans un essai intitulé Le candidat qui, après bien des années, vient enfin de paraître. Narrant les «visites» qu’il eut à faire auprès d’un certain nombre d’Immortels, Jean Cau dresse dans cet essai posthume une galerie de portraits d’une drôlerie irrésistible. Mais l’ouvrage est aussi une autocritique, qui s’ouvre sur ces mots: «En cette année 1989 où le mur de Berlin tomba, j’accomplis l’acte le plus vil de ma vie. Le Mur de la honte était démoli au moment même où j’élevais le mien: je me présentai à l’Académie française». Et qui se clôt sur cette mise en garde solennelle, où l’on retrouve tout Jean Cau: «Frères écrivains d’encre et de sang, que mon exemple reste éternellement gravé dans vos mémoires et si, égarés par les vanités de ce monde ou tentés de les moquer en faisant des galipettes en bicorne, un jour votre orgueil défaille, un jour vos genoux ploient devant cette Vieille Dame, pensez à moi. Relevez-vous. Ne vous présentez pas. C’est mal».

En 1988, Jérôme Garcin lui avait demandé de rédiger sa propre nécrologie pour dictionnaire de littérature. L’article s’ouvre sur ces mots: «Comment classer Jean Cau, qui est une sorte de caillou dans les lentilles de la littérature du XXe siècle?». «Toute grandeur a la mort pour compagne». Jean Cau est mort le 18 juin 1993, après avoir brûlé toute sa vie durant. Il s’est caché pour mourir, mû par cette «common decency» dont George Orwell faisait l’apanage des anciennes classes populaires. Il m’avait écrit un jour: «J’aurai passé mon temps à me dresser et à me redresser. A essayer, contre tout ce qui incline, à me tenir droit». Dans une époque qui privilégie le cerveau (et le ventre) sur la colonne vertébrale, face à ce qu’il appelait lui-même la décadence, la bassesse et l’ignominie, plus encore que des leçons d’écriture, il a laissé des leçons de maintien.

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(Article paru en 2008 dans Le Spectacle du monde).

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Da oltre trent'anni, Alain de Benoist conduce metodicamente un lavoro di analisi e riflessione nel campo delle idee. Scrittore, giornalista, saggista, conferenziere, filosofo, ha pubblicato oltre 50 libri e più di 3000 articoli, oggi tradotti in una quindicina di lingue diverse. I suoi argomenti d'elezione sono la filosofia politica e la storia delle idee, ma è anche autore di numerose opere in materia di archeologia, tradizioni popolari, storia delle religioni e scienze umane.

  1. […] není nikdy nahlas vyslovena. Pravda, která je nevyslovitelná, jak poznamenal můj přítel Jean Cau. Protože kdokoli se ji odváží vyslovit je okamžitě štván jak divá zvěř, odsouzen a […]

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