Du fait que René Guénon aussi bien que Julius Evola, que l’on considère à juste titre comme les deux plus grands auteurs traditionalistes de ce siècle, ont en effet écrit nombre d’œuvres relevant de la Tradition, qui sont d’une valeur insigne, on n’a que trop tendance à ne les aborder que sous l’angle des études traditionnelles, pour négliger pour autant tout ce qu’ils ont pu écrire dans le sens de leur “révolte contre le monde moderne”, pour reprendre le titre de l’œuvre maitresse de Julius Evola.
Certes, leur connaissance du monde de la Tradition a pu conduire Guénon aussi bien qu’Evola à asseoir sur celle-ci leur “révolte” contre tout ce qui relève des aberrations spirituelles, sociales et politiques du “Kali-Yuga” ou “âge sombre” au sein duquel nous sommes condamnés à vivre, mais il n’en est pas moins vrai que Guénon aussi bien qu’Evola se sont élevés avec une rare violence contre tous les cuistres, les charlatans et les analphabêtes qui se réclament de la Tradition et qui n’en connaissent ou n’en propagent que la caricature. Comme l’a écrit Paul Sérant, il y a en effet pire que le refus de la spiritualité, c’est la spiritualité à rebours (1). Guénon aussi bien qu’Evola n’ont eu que sarcasme pour les “initiés” et les “gourous”, les “yogis” et les “çoufis” ou autre bateleurs de tous genres, aussi bien orientaux qu’occidentaux de la fausse Tradition. Rappelons ainsi que Guénon a consacré, entre autres, tout un livre à l’Erreur spirite et qu’Evola a écrit Masques et visages du spiritualisme contemporain, ouvrage dans lequel il analyse et stigmatise les “erreurs de l’homme moderne a la recherche de nouveaux dieux”. Il s’y prend aussi bien à la théosophie qu’à l’anthroposophie, au spiritisme qu’a la psychanalyse, au néo-mysticisme à la Krishnamurti qu’aux démarches néo-païennes d’un Aleister Crowley, au soi-disant catholicisme ésotérique qu’au “traditionalisme intégral”. C’est en somme un impitoyable réquisitoire contre tout ce qui prétend se réclamer d’hermétisme ou d’occultisme et tente de tromper les crédules avec des “connaissances” et des “pouvoirs” supra-normaux qu’ils soient métapsychiques, parapsychologiques, thaumaturgiqes ou astrologiques et autres fariboles propres à envoûter les âmes simples férues de mystère et de magie, d’alchimie, de sorcellerie, de satanisme ou d’autres transcendances un peu trop terre à terre.
Si nous ne nous trompons, un des tout premiers, si pas le premier livre publié par René Guénon s’intitulait La crise du monde moderne (1927) tandis qu’un de ses ouvrages capitaux est consacré à un sujet qui ne relève certes pas du çoufisme, du zen ou du tantrisme, mais qui s’en prend au Règne de la quantité et les signes des temps (1945). Dans d’autres ouvrages encore il renouvellera ses attaques contre le monde qui est le nôtre, aussi n’est ce pas par hasard que Louis Pauwels, doublé de Jacques Bergier, cet autre grand fumiste du Matin des magiciens, a pu définir le national-socialisme comme étant du “Guénon plus les Panzer-divisionen”…
Quant a Julius Evola, on le traite volontiers de fasciste et de nazi, voire d’éminence grise de Mussolini comme a osé l’affirmer Elizabeth Anteb dans son fameux livre Ave Lucifer (1970), et l’intelligentsia gauchiste de renchérir à toute occasion, alors qu’Evola n’a été évidemment rien de tout cela. Nous savons, en effet qu’Evola n’a jamais été membre du parti fasciste et que certains satrapes du fascisme officiel n’ont cessé de le poursuivre de leur hargne parce qu’il a osé déclarer un jour que le fascisme était trop peu. (2) Cela n’empêche que ces messieurs n’ont jamais pu le museler et qu’il est même parvenu, après interdiction de sa revue “La torre” à disposer librement d’une page dite “culturelle” dans le journal “Il regime fascista” de son ami Roberto Farinacci. Quoi qu’on en dise, sous les régimes de droite, voire d’extrême-droite, ce n’est en effet jamais le règne du “goulag”… A cette page, que nous qualifierons de “culturopolitique” collaborèrent nombre de figures éminentes du monde intellectuel européen dont René Guénon (parfois sous le pseudonyme d’Ignitus), Gonzague de Reynold et le prince Karl Anton Rohan, sans oublier les poètes Paul Valéry et Karl Wolfskehl (un poète juif du cercle ou Kreis du grand poète symboliste allemand Stefan George).
Cette page évolienne dans “Il regime fascista” dura jusqu’à la fin du régime fasciste lui-même, sans qu’il n’y ait plus eu d’entraves de la part des milieux fascistes officiels. (3)
Sur le plan de la métapolitique, qui nous intéresse ici plus particulièrement, Evola n’a cessé de publier, outre ses ouvrages de pure érudition traditionaliste, nombre d’études et d’essais dont le premier en date est Imperialisme pagano (1928), auquel succèda, en 1934, Rivolta contro il mondo moderno, qui résume déjà toutes les positions qu’Evola développera ultérieurement en ce domaine.
Par la suite il précisera certains points, notamment en 1937, dans Il mito del sangue et, en 1941, dans Sintesi di dottrina della razza, ouvrages dans lesquels il expose les fondements non pas d’un racisme biologique, donc matérialiste a la manière nationale-socialiste, mais bien d’un racisme spirituel.
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, donc après avoir été paralysé des membres inférieurs à la suite d’un bombardement aérien, Evola pour suivra son œuvre métapolitique en tout premier lieu avec une brochure, Orientamenti (1950), qui résume déjà toutes les tâches qui attendent l’homme “différencié” qui n’entend pas subir le nivellement par le bas des démocraties avilissantes et gauchissantes.
En 1953, c’est Gli uomini e le rovine, ouvrage édité, en 1957, en langue française sous le titre Les hommes au milieu des ruines (Ed. des Sept Couleurs). Enfin, en 1961, c’est Cavalcare la tigre, dont l’édition française (Chevaucher le tigre) parut, en 1964, aux Ed. La Colombe, à Paris. Du propre aveu d’Evola, ce livre est à considérer comme son testament à la fois spirituel et métapolitique, car n’a-t-il pas écrit quelque part: “sous certains aspects, (il) reflète ma propre vie; les maximes et les orientations qui y sont indiquées sont aussi celles que je me suis, en général efforcé de suivre dans ma propre existence” (4). Evola, en effet, y reprend tous les thèmes déjà abordés dans ses livres métapolitiques précédents. Il suffit de reprendre le titre des huit chapitres qui composent ce livre pour s’en convaincre: “Orientation; Dans le monde où Dieu est mort; L’impasse de l’existentialisme; Dissolution de l’individu; Dissolution de la connaissance; Le domaine de l’art, de la musique “physique” aux stupéfiants; La dissolution du domaine social; Le problème spirituel”.
Nous ne dirons pas que tous ces thèmes ont été abordés avec la même lucidité ou la même compétence, aussi avons-nous déjà dit ailleurs combien, par exemple, ses vues sur Heidegger étaient injustes ou plutôt sommaires. (5) Dans son ensemble le réquisitoire contre le nihilisme européen et la dissolution de notre civilisation n’en est pas moins d’une rare justesse, aussi Evola s’y attaque, entre autres, une fois de plus au spiritualisme à rebours et au problème de la “deuxième religiosité” (pp. 257 à 270 de l’édition française).
Au paragraphe 21 de ce livre, qui traite de La maladie de la culture européenne (pp. 184 à 188 de la même édition), Evola se réfère a un livre de Christof Steding intitulé L’empire et la maladie de la culture européenne, en insistant sur le fait que le processus de dissolution de la culture européenne est “la suite de la disparition de toute référence supérieure”. Et Evola d’ajouter que ce processus de dissolution a eu deux causes: la première étant une espèce de “paralysie de l’idée qui servait de centre de gravité à tout ce qui était tradition européenne-ce qui a provoqué l’obscurcissement, la matérialisation et le déclin de l’empire et de son autorité”. Nous savons par tous les écrits d’Evola à quel point la notion d’Empire se trouve au centre de sa préoccupation majeure en matière de métapolitique, pour ne plus devoir y insister. Quant à la seconde cause, “qui s’est inscrite comme en contrepoint”, Evola constate que celle-ci a été et est toujours ce “mouvement centrifuge, la dissociation et l’autonomie des parties composantes, provoquées justement par l’affaiblissement et la disparition de la force de gravité originelle”.
Plus loin Evola parle du “pathos antipolitique et de l’isolement propres à un art et une culture neutres” qui caractérisent l’idéal d’une certaine intelligentsia qui entend situer l’art et les sciences au-dessus de l’engagement politique ou social tout en ne parlant que d’une “culture” engagée dans tous les errements de la “liberté”, sans préciser de quelle “liberté” il peut bien s’agir. Celle de tout dire, de tout faire, sans tenir compte des conséquences que peut avoir une “liberté anarchique”? Dans un petit livre d’Ernst Bertram intitulé Von der Freiheit des Wortes ou De la liberté du verbe (6), ce poète et penseur du Kreis de Stefan George a fait d’une manière vraiment remarquable le procès de cette liberté qui est celle d’une pensée en pleine dissolution et qui conduit aux pires manipulations et intoxications des masses dites démocratiques.
A cette liberté anarchique et délétère, Evola oppose le devoir d’une sérieuse désintoxication interne. Sur ce point il nous faut citer un passage du livre Les hommes au milieu des ruines où Evola écrit: “…il faut affronter le problème de l’attitude à prendre en face de ce que l’on peut.appeler, d’une façon générale, le monde moderne (…), il faut l’affronter dans l’esprit “réactionnaire” et “révolutionnaire conservateur”. Mais nous nous heurtons ici à deux choses ou plutôt à deux notions qui peuvent prêter aux pires confusions: et d’abord que faut-il entendre par esprit “réactionnaire” et ensuite par “révolutionnaire conservateur”? En tant que révolutionnaires anti-marxistes on doit évidemment être tout, excepté être “réactionnaires” ou “conservateurs”. Car que reste-t-il encore dans notre monde pourri qui puisse mériter d’être “conservé”? Certaines valeurs dites “bourgeoises”? Certains reliquats d’une civilisation décadente? Peut-être, mais que l’on fasse attention, et surtout que l’on ne se montre pas, au nom de la Tradition, passéiste à outrance en imitant le mahatma Gandi qui prôna le retour au rouet et qui laissa mourir son peuple de faim pour ne pas toucher aux vaches sacrées…
Evola a fort justement fait allusion au Japon qui a su allier le modernisme le plus avancé aux traditions séculaires du pays. Et Evola d’écrire: “Il serait, bien entendu, parfaitement utopique de vouloir s’opposer, en fait, à tout ce qui constitue, sur le plan matériel, la civilisation moderne; cela impliquerait, entre autres choses, de renoncer aux armes actuelles d’attaque et de défense. Mais on peut toujours fixer une distance et une limite, on peut circonscrire ce qui est ‘moderne’ dans un domaine concret, ‘physique’, bien contrôlé, sur le plan des simples moyens, en lui superposant un ordre plus élevé, défendu comme il se doit, là où les valeurs révolutionnaires-conservatrices devraient être inconditionnellement reconnues” (7). Evola rejoint ici Heidegger, où le philosophe allemand, parlant de l’intrusion de la technique dans le monde moderne, affirme qu’il ne faut point rejeter celle-ci a priori, mais se détacher de l’es prit pragmatique qui domine à présent le monde de la technique (8).
Pour se détacher de l’“esprit pragmatique”, dont parle Heidegger, il nous faut un retour à tout ce que celui-ci entend par une vie “authentique”, ce que Julius Evola a traduit, en son langage traditionaliste, par une vie en harmonie avec tout ce qui peut encore relever de nos jours de la tradition primordiale. Il nous convie ainsi à une “vocation héroïque” et, se référant aux deux expériences du fascisme et du national-socialisme, il nous invite à considérer celles-ci, non avec une nostalgie romantique, mais avec un regard critique et détaché. Se référant au livre Les hommes au milieu des ruines, Philippe Baillet écrira: “Au sujet de la première expérience, on doit comprendre que “si les idées fascistes” doivent être encore défendues, elles devraient l’être, non en tant qu’elles sont “fascistes”, mais dans la mesure où elles représentent, sous une forme particulière, l’expression et l’affirmation d’idées antérieures et supérieures au fascisme” (9). Pour ce qui est de l’expérience nationale-socialiste, il convient également de faire la part entre l’idée qui a présidée à cette expérience, “entre la pureté du mouvement à ses débuts, pureté incarnée chez quelques hommes et le titanisme inhérent à un pou voir qui vient à prédominer après 1933″ (10).
Julius Evola a longuement réfléchi sur l’évolution et l’échec final de ces deux expériences et nous a donné les conclusions de cette réflexion dans son ouvrage Il fascismo. Saggio di una analisi critica dal punto di vista della Destra, dont la deuxième édition, de 1970, était augmentée d’un appendice Note sul terzo Reich. Hélas, de cet ouvrage capital il nous manque toujours une traduction française.
Notes
(1) Dans le numéro spécial de “Planète Plus” consacré à René Guénon.
(2) “Nous ne sommes ni fascistes ni antifascistes. L’antifascisme n’est rien… Le fascisme est trop peu… Nous voudrions un fascisme plus radical, plus intrépide, un fascisme vraiment absolu, fait de force pure, inaccessible a tout compromis… Avec la tentative de “La Torre”, nous voudrions prouver qu’existe en Italie fasciste la possibilité d ‘ exprimer une pensée rigoureusement impériale et traditionnelle, à jamais libre de tout asservissement politique, adhérant à la pure volonté de défendre une idée”. (“La Torre”, n° 5).
(3) Une première anthologie des articles parus dans “Il regime fascista ” est parue aux Edizioni Europa, à Rome, en 1974.
(4) Il cammino del cinabro (1963). Citation rapportée par Philippe Baillet dans son doctrinales Evola, Paris 1975) qui ajoute: “D’une certaine façon, Evola avec ce livre, ferme la boucle, revenant à la position de départ de la jeunesse.
(5) Notre brochure Heidegger et la tradition de la pensée, Introduction à l’œuvre d’Evola (Ed. Centre d’études occidentale” (Studi Evoliani, 1979).
(6) Insel-Bucherei, n° 485. Leipzig, Insel-Verlag, s.d. (vers 1935?).
(7) Les hommes au milieu des ruines, p. 243 et suiv.
(8) Voir notre brochure Heidegger et la tradition de la pensée occidentale (Studi Evoliani, 1979).
(9) Opus cit.
(10) Idem
Eemans, M. (1980). Julius Evola et la métapolitique, Brussel: Centro Studi Evoliani Bruxelles.
Lascia un commento