Mantras et mandarins. Le bouddhisme tantrique en Chine

Mantras et mandarins est un ouvrage proprement inclassable, comme le sujet dont il traite, le tantrisme — à la croisée des bouddhismes indo-tibétain, chinois, japonais, et du taoïsme, mais recouvrant également des domaines aussi différents (et intimement liés) que le rituel, le théâtre, l’imaginaire onirique, ou la sexualité. Œuvre foisonnante et diverse, donc, qui tient de la description erthnographique et de l’analyse historique (sociale, religieuse, artistique, intellectuelle, littéraire), et qui reflète l’humour parfois corrosif, l’immense érudition et la personnalité complexe d’un auteur prématurément disparu. Nous voici aux antipodes du Theravâda, doctrine d’un Bouddha que l’on nous présente trop souvent «sous les traits d’un respectable agnostique anglican, d’un sage proto-victorien» (p. 19). Loin d’être une excroissance tardive, une greffe parasite sur un bouddhisme prétendument pur, le tantrisme dont on nous livre ici, en des pages denses, les principaux secrets, aurait été au contraire étouffé par le «bouddhisme pur». Plutôt qu’une vague et tardive hérésie, le tantrisme doit se comprendre comme l’aspect rituel du bouddhisme. Il a de ce fait servi de véhicule principal à la diffusion de la culture indienne en Asie. On sait maintenant qu’il y a eu, qu’il y a encore, un Theravâda tantrique en Asie du Sud-Est, terre d’élection du «bouddhisme pur».

L’ouvrage constitue un remarquable effort pour rapprocher l’anthropologie et l’histoire des religions asiatiques, et combler ce fossé qui a trop longtemps dissuadé les anthropologues d’étudier les «grandes traditions» asiatiques. Des réalités «hautement ethnographiques» telles que le «chamanisme» soi-disant autochtone et ses fameuses «techniques archaïques de l’extase» s’avèrent n’être que des phénomènes dérivés, fortement imprégnés de tantrisme. On ne saurait donc plus faire l’économie du bouddhisme pour les comprendre. Encore ne s’agit-il pas seulement de la «religion populaire» et des traditions «indigènes». Les historiens de la Chine (ou du Japon), eux non plus, ne sauraient comprendre l’histoire de l’idéologie impériale et de ses mandarins sans voir tout ce qu’elle doit au tantrisme et à ses «mantrins». Il importait donc de le réhabiliter, et d’en finir avec le mythe d’un bouddhisme purement philosophique et athée. C’est chose faite.

Bien qu’il soit impossible de résumer en quelques pages un tel ouvrage, essayons néan moins d’en dégager les grandes lignes. L’auteur commence par définir le tantrisme au moyen d’un schéma rituel assez simple, dont les traits fondamentaux sont le recours aux mantra (incantations), aux mudrâ (gestes symboliques) et aux visualisations. Ces éléments s’inscrivent dans une séquence rituelle au premier abord classique, le banquet servi à un dieu — à cette différence près que, dans le rituel tantrique, l’officiant abandonne temporairements on rôle d’hôte pour s’identifier à la divinité. Cette structure se retrouve dans les trois principaux rituels: la consécration, modelée sur l’investiture royale (abhiseka), le rite du feu (homa) et la possession induite (âvesa). Suivant le fil d’Ariane du rituel, l’auteur nous guide au coeur du labyrinthe ou mándala tantrique.

Le premier chapitre, «Incantations et eschatologie», est consacré aux incantations proto-tantriques et à l’eschatologie bouddhique telles qu’elles se dégagent d’une série de textes pratiquement inconnus, les Dhâranî-sûtra, ou livres d’incantations, dont les dates s’échelonnent du IVe au VIe siècle. Certains de ces textes, apocryphes, sont, comme le souligne l’auteur, de véritables mines pour l’ethnographie et l’histoire sociale du bouddhisme et de la Chine. L’un des plus importants, le Livre de Consécration, montre à quel point le tantrisme et le taoïsme se sont mutuellement influencés dans leurs conceptions eschatologiques. On y découvre aussi comment les moines bouddhistes, en contrepoint de leur discours sur l’éveil, se sont employés à semer la peur de l’au-delà chez leurs auditeurs, et, grâce au système de comptabilité que constituait la rétribution des actes, se sont établis au point névralgique d’un nouveau circuit du don. Cette stratégie culpabilisatrice, qui donne dans un même geste la faute et le pardon, n’a rien de spécifique au bouddhisme, mais les solutions tantriques méritaient d’être mises en valeur.

Le deuxième chapitre, «Sous le charme de Kouan-yin», analyse le culte d’Avalokitesvara, un bodhisattva à l’origine tantrique et mâle, avant de devenir en Chine la déesse bouddhique de la compassion. Il s’agit en l’occurrence d’un culte essentiellement thérapeutique, où la pharmacologie et l’ethnomédecine jouent un rôle important. Le texte décrit également la façon dont le tantrisme a repris à son compte la sorcellerie et la magie noire en assimilant les humains fauteurs de troubles aux démons animaux pathogènes. L’auteur fait un sort à la conception traditionnelle, influencée par l’érudition sectaire japonaise, selon laquelle le tantrisme japonais serait une forme plus pure et achevée, dite «ésotérisme bouddhique» (mikkyô) pour la démarquer du tantrisme «impur» indo-tibétain.

Le troisième chapitre est une réflexion sur «L’icône animée». L’icône joue un rôle essentiel dans les rites tantriques, puisqu’elle sert de support à la divinité que l’officiant invoque pour s’identifier à elle; mais c’est elle également qui légitime tous les rituels bouddhiques. L’animation par «installation des souffles» et «ouverture des yeux» réunit en un seul rituel différents rites de passage marquant la naissance d’une icône, sa consécration royale, son ordination monastique, son éveil suprême, et sa mort (ou plutôt sa plongée dans un état permanent de samâdhi ou concentration spirituelle qui rappelle celui des momies bouddhiques).

C’est surtout dans le domaine de la transe et de l’exorcisme — objets du chapitre IV, «Exorcisme et spectacle» — que deviennent manifestes les affinités, mais aussi le contraste entre le tantrisme et le taoïsme, l’âvesa tantrique, forme de possession induite dans laquelle la divinité descend dans un ou plusieurs médiums enfants, était extrêmement en vogue au Vme siècle. La popularité de cette méthode semble avoir déterminé les taoïstes, à l’origine méfiants à l’égard des transes extatiques populaires, à mettre au point leur propre technique, dite kaozhao (k’ao-tchao «convocation et interrogation» des esprits), en adaptant les rites tantriques selon leur propre idiome. C’est également la liturgie des exorcismes tantriques qui paraît avoir fourni l’inspiration profonde du théâtre chinois — lequel aurait donc plutôt un «substrat tantrique» qu’un «substrat chamanique».

Le chapitre V, intitulé «L’amour chez les éléphants», est le point culminant du livre. Ganesa, ce dieu hindou à tête d’éléphant qui a récemment défrayé par ses «miracles» les chroniques indiennes et les médias occidentaux, n’est certes pas un inconnu. Mais on connaît moins bien son aspect sombre, incarné dans le bouddhisme tantrique par Vinâyaka (en japonais: Kangiten ou Shôten), le chef des hordes démoniaques, souvent représenté en train de faire la «bête à deux dos» avec sa parèdre Senâyaka (un avatar de Kouan-yin). Un autre couple significatif est celui formé par Vinâyaka et son frère Skanda, un personnage qui, avant de devenir un jeune dieu guerrier protecteur du bouddhisme, semble avoir été un démon qui possédait les enfants. Dans ces deux cas, on saisit sur le vif l’assimilation par le bouddhisme de démons du panthéon indien et leur emasculation plus ou moins réussie. L’image s’impose quand on réalise que Vinâyaka n’est au fond que l’incarnation du phallus du dieu Siva, son père. Cas de figure intéressant, qui n’a pas encore, mais cela ne saurait tarder, été exploité par la psychanalyse.

Le chapitre VI, «Rêves et divinations», présente le rituel tantrique comme une sorte de rêve éveillé, qui doit en outre être préparé, puis confirmé, par des rêves. Cette importance accordée aux rêves et aux visions par le tantrisme forme contraste avec la méditation bouddhique traditionnelle, qui s’en méfiait. Les maîtres tantriques ont en commun avec les chamanes de requérir des dieux une initiation par le rêve avant d’initier eux-mêmes un disciple. Si l’étude de l’exorcisme révèle les affinités entre taoïsme et tantrisme, la sémiotique des rêves s’avère commune au tantrisme et à l’hindouisme sivaïte. Une forme particulière de rituel est l’incubation, par laquelle le pratiquant, en dormant en présence d’une icône, obtient la clé de ses problèmes grâce au rêve. Les rêves rituels tantriques, à la différence des rêves profanes qui reflètent d’ordinaire les hiérarchies sociales, transcendent celles-ci et favorisent un certain type de démocratisation.

Le chapitre VII a pour thème «Le culte tantrique du feu». Ce culte, qui prend généralement pour objet une divinité à l’allure féroce dite l’«Inébranlable» (Acala, en japonais Fudô), est accompli dans les buts les plus variés: l’apaisement des maux, l’accroissement des bénéfices, la domination des ennemis, voire la séduction. Il comporte une face interne (l’identification mentale de l’officiant au feu et à la divinité) et une face externe (la combust iond’of frandes et de requêtes). C’est, nous dit-on, le seul rituel indien qui ne se soit pas transformé sous l’influence de la culture chinoise. Cependant, la spécificité du homa n’est peut-être pas si grande que l’auteur veut bien le dire. Comme il le signale lui-même, dans la pratique japonaise contemporaine on rajoute à la liste des dieux indiens un patriarche japonais, Ganzan Daishi Ryôgen. En outre, la requête écrite qui constitue le point culminant du rituel est un aspect typiquement chinois. Tout laisse à penser qu’un syncrétisme du même type avait déjà eu lieu en Chine.

On entend souvent dire que c’est par ses rites funéraires que le bouddhisme s’est vérit ablement implanté en Chine. Les «banquets des esprits» (ou «Assemblées de l’eau et de la terre», chouei-lou houei), dont l’étude fait l’objet du dernier chapitre, en sont l’illustration la plus probante. C’est également du tantrisme que dérivent ces cérémonies extrêmement complexes — aux cours desquelles, durant une semaine entière, les divinités du panthéon bouddhique et les esprits de rang inférieur sont conviés à un bain communal et à un banquet. Mais alors que le tantrisme bouddhique a disparu de la carte des religions chinoises, elles sont toujours pratiquées à grande échelle. C’est sur ce paradoxe que se termine le livre.

Mantras et mandarins est donc beaucoup plus qu’une simple étude de l’acculturation d’une tradition indienne en Chine. Le tantrisme bouddhique a répandu l’influence indienne dans toute l’Asie, du Tibet au Japon. Dans ces deux derniers pays, il a pénétré au moment de la constitution d’une identité nationale et a pu ainsi fournir l’idéologie dominante, devenant pour des siècles la religion centrale. Tel ne fut pas le cas en Chine où il se heurta à la résistance d’une idéologie autochtone, le confucianisme — l’idéologie de ces mandarins qui, en dépit de l’étymologie qui fait d’eux à l’origine des détenteurs de mantras, n’avaient généralement que méfiance et dédain pour les maîtres tantriques. L’apport culturel du tantrisme en Chine est toutefois bien plus grand qu’on a voulu le croire jusqu’ici, sous l’influence de la tradition japonaise. Si les mantras tantriques n’ont pas, comme au Japon, conduit en Chine à l’adoption d’un syllabaire national, les dhâranî ont vraisemblablement contribué à l’invention de l’imprimerie chinoise. Mais surtout, la présence du tantrisme se retrouve dans le taoïsme et ses rituels, dans le théâtre chinois, et jusque dans la religion populaire — tandis que le rituel tantrique révèle de nombreux éléments typiquement chinois.

Tant par son analyse du cas chinois que par ses incursions dans les cultures voisines, le livre de Michel Strickmann, magnum opus d’une oeuvre inachevée, ouvre la voie à une étude culturelle comparée des diverses formes de tantrisme extrême-asiatique, notamment dans ses versions tibétaine et japonaise. En attendant cette floraison, on ne peut que souhaiter la publication posthume des autres ouvrages de l’auteur.

[De: L’Homme, 1997, tome 37 n°144. pp. 207-210].

* * *

Michel Strickmann, Mantras et mandarins. Le bouddhisme tantrique en Chine. (Publié avec le concours du Centre national du livre). Paris, Gallimard, 1996, 560 p., bibl., index, ill., pi. (« Bibliothèque des Sciences humaines »).

Condividi:

Lascia un commento

Il tuo indirizzo email non sarà pubblicato. I campi obbligatori sono contrassegnati *