Heidegger et la tradition de la pensée occidentale

Comme bien d’autres penseurs traditionalistes d’Occident, et bien qu’il se réfère volontiers à une vision “hyperboréenne” de la “Tradition primordiale”, Julius Evola n’en pense pas moins que la lumière vient surtout de l’Orient: “ex Oriente lux”, en estimant que les vestiges de cette Tradition ont été le mieux conservés entre autres dans les Védas et dans l’Avesta. Pour lui, comme pour bien d’autres penseurs traditionalistes, la décadence de notre monde commence au moins quelque sept ou huit siècles avant notre ère (1), de sorte que depuis lors nous sommes entrés dans le cycle du “Kali-yuga” ou Age de Fer et que tout, depuis lors, va de mal en pis, cependant que tout ce qui fait notre civilisation occidentale ne procéderait que de cette décadence. Prendre pleinement conscience de cette décadence conduit dès lors l’homme “traditionnel”, c’est-à-dire “spirituel”, pour réprendre une formule un peu simpliste, à faire résolument face aux problèmes de notre temps, en dénonçant avec force l’incohérence et le nihilisme du monde qui est le nôtre. C’est à cette tâche que sont voués nombre d’écrits d’Evola et plus particulièrement son ouvrage capital Révolte contre le monde moderne, ainsi que deux livres plus modestes, parus en français sous les titres de Les hommes au milieu des ruines et Chevaucher le tigre.

chevaucherC’est dans ce dernier livre, qu’analysant les divers aspects du nihilisme européen, Evola s’en prend entre autres au nihilisme “actif” de Nietzsche, et dénonce par ailleurs, d’une manière bien superficielle et inadéquate, nous semble-t-il, “l’impasse de l’existentialisme”, en concluant finalement à la “débâcle” de celui-ci.

Laissons à Evola sa manière de décortiquer la pensée, certainement décadente et perpétuellement “gauchiste”, de Jean-Paul Sartre, mais nous nous permettons de nous insurger contre tout ce qu’il affirme quant à l’aspect décadent et non “traditionaliste” de la pensée de Martin Heidegger, qui est incontestablement le plus grand philosophe de ce siècle. A la page 101, Evola écrit ainsi: “les existentialistes philosophes (car il vient de parler des snobs qui hantaient alors les parages de Saint-Germain-des-Prés) se trouvent dans une situation analogue à celle de Nietzsche: eux aussi sont des hommes modernes, c’est-à-dire des hommes détachés du monde de la Tradition, dépourvus de toute connaissance et de toute intelligence de ce monde. Ils utilisent les catégories de la “pensée occidentale”, ce qui revient presque à dire profane, abstraite et déracinée”.

Sans vouloir entrer dans une discussion philosophique, nous pouvons toutefois affirmer qu’il doit s’agir ici de la part d’Evola d’une incompréhension totale devant la pensée profonde de Heidegger. Il se trouve incontestablement sur une autre longueur d’onde que l’ermite, le bûcheron de la Forêt Noire, comme ses disciples se plaisent à appeler Martin Heidegger.

Mais ne l’oublions pas: Julius Evola est avant tout un Romain, c-à-d. un Latin, et il a beau être le “dernier des Gibelins”, il se trouve devant une sylve obscure, et probablement impénétrable pour lui, dès qu’il se trouve devant une pensée aussi spécifiquement “germanique” que celle de Heidegger.

Disons le franchement, il est vraiment absurde de il vouloir placer sous le même bonnet des philosophes de la qualité d’un Jaspers ou d’un Heidegger et le “philosophe” gauchissant des bistrots de Saint Germain-des-Prés. Mais Evola ignorait peut-être que Heidegger, dans une interview accordée à un collaborateur du “Figaro littéraire” (4 novembre 1950), avait pris ses distances quant à l’“existentialisme” de Sartre en déclarant: “Sartre? Un bon écrivain, mais pas un philosophe”.

Par ailleurs, si dans tous les abrégés d’histoire de la philosophie, la philosophie de Heidegger passe pour une variante de l’”existentialisme athée” on peut affirmer que sa démarche philosophique refuse a priori l’étiquette “existentialiste” qui ne lui a été donnée que par besoin de vulgarisation (et qui dit “vulgarisation” dit vulgaire!) de même qu’il est tout à fait inadéquat de parler à son propos d’”athéisme”, alors que tout dans la démarche de Heidegger est plein du sens du sacré. Certes, ce sens du sacré ne veut pas dire sens religieux et encore moins adhésion à quelque religion que ce soit.

Julius Evola nous semble par trop aveuglé par les mirages de la “Tradition”, d’une “Tradition” que nous ne pouvons finalement adopter que comme un “mythe mobilisateur” qui peut expliquer bien des quant au monde en crise qui st le nôtre, mais qui ne peut pas tout expliquer et qui, surtout, ne peut pas tout résoudre. Ce qui nous choque surtout, c’est le mirage de l’”ex Oriente lux” qui vient, par exemple, de conduire certains jeunes “traditionalistes” à saluer les récents bouleversements politiques de l’Iran comme une victoire de la “Tradition” sur les “néfastes effets de l’occidentalisation de ce pays”, alors qu’en réalité il ne doit s’agir que d’une subversion à caractère régressif…

Bien plus au fait des réalités de la décadence de l’Occident que Julius Evola, Martin Heidegger – pour autant qu’il se soit aventuré sur les sentiers d’une “révolte contre le monde moderne” – n’a pas hésité à affirmer: “ma conviction est que c’est seulement à partir du même site mondial où le monde technique moderne est né qu’une conversion peut se préparer, qu’elle ne peut pas se produire par l’adoption du bouddhisme Zen ou d’autres expériences du monde faites en Orient. La conversion de le pensée a besoin de l’aide de la tradition européenne et de son nouvel acquis. La pensée n’est transformée que par la pensée qui a les mêmes provenance et destination”. (Martin Heidegger interrogé par “Der Spiegel” du 31 mai 1976, trad. française de Jean Launay; Ed. Mercure de France, Paris 1977).

etre-et-tempsComme on le voit, à l’encontre d’Evola, Heidegger fait ici un appel à la tradition occidentale, et pour lui cette tradition n’est pas une simple vue de l’esprit, un “mythe mobilisateur” qui se perd dans des lointains inde-européens, mais une réalité tangible dont il a pu suivre les méandres depuis l’aurore de la philosophie grecque des penseurs présocratiques. Certes, selon Evola, cette aurore coïnciderait à peu près avec les premiers syndromes du cycle décadent dont nous vivons à présent les ultimes soubresauts et dont la Philosophie de Heidegger ne serait qu’un des épiphénomènes sur le plan de la pensée.

Rappelons à ce propos que la “philosophie” est une discipline de penser l’”être” propre à l’Occident. Qu’elle est née en Grèce et n’a pas d’équivalent dans le monde oriental, tout au moins dans le sens où l’entend la tradition métaphysique occidentale. Certes, au moyen-âge des penseurs arabes et juifs ont transmis la tradition philosophique grecque aux penseurs du monde médiéval occidental, mais eux-mêmes n’ont livré que des commentaires sur les œuvres des philosophes grecs, sans créer de nouveaux systèmes philosophiques à proprement parler, tandis que beaucoup plus tard un Spinoza et un Bergson s’inséreront l’un et l’autre dans la tradition philosophique occidentale, tout en y introduisant une note quelque peu discordante.

Dans son discours rectoral, Heidegger n’a pas hésité à parler des trois fonctions fondamentales inde-européennes telles que nous les trouvons formulées dans l’œuvre de Georges Dumézil, mais dans ce discours il s’agit des trois fonctions fondamentales telles qu’elles s’inséraient dans le contexte allemand de l’époque sous la forme de l’Arbeitsdienst, du Wehrdienstet du Wissendienst, c-à-d. du Service du Travail, du Service des Armes et du Service du Savoir. Ces trois services ne s’enracinaient pas seulement au sein de la nation allemande, mais aussi au sein de l’occident tout entier. Qui se consacre à l’un de ces trois services, ajoutait Heidegger, et cela à l’adresse de ses étudiants, se consacre non seulement au destin de sa patrie allemande, mais aussi à celui dé l’Occident tout entier, celui-ci alors compris dans son essence métaphysique. Et Heidegger de rappeler que cet Occident vacillait alors en son fondement le ‘plus profond, alors que tout exige que tous se consacrent à sa sauvegarde et à son salut.

Nous empruntons ces quelques données au livre de Jean-Michel Palmier qui cite encore à ce propos telle phrase de ce discours, où Heidegger dit: “Mais personne ne nous demande si nous allons vouloir, ne pas vouloir, au moment où la force spirituelle de l’Occident se dérobe et où son édifice chancelle, quand l’apparence morte de la culture s’écroule tout entière et laisse toutes les énergies sombrer dans le désordre et la démence”.

Commentant ce passage, Palmier ajoute: “L’Occident désigne pour Heidegger le lieu originel à partir duquel surgit la philosophie des Grecs. C’est en tant que nous sommes toujours régis par cette philosophie que la question du destin de l’Occident s’identifie avec le destin de la métaphysique”. Et Palmier de mettre en note de bas de page: “Voir Introduction à la Métaphysique, 1935. Toute tentative pour comprendre autrement le sens du mot OCCIDENT chez Heidegger, est un non-sens lourd de dangers!”

Cette mise au point étant faite, Palmier continue: “C’est encore ce que nous dit Heidegger, lorsqu’il nomme la rupture initiale avec laquelle, et par laquelle, commence et surgit notre ‘destin”. Et il cite alors Heidegger:

“La splendeur et la grandeur du départ qui est rupture, nous les comprenons pleinement si nous portons en nous le sang-froid profond et vaste que l’antique sagesse grecque a exprimé par cette parole:
TOUTE GRANDEUR EST DANS L’ASSAUT (Alle Grosse steht im Sturm).”

A la page 129 de Chevaucher le tigre, Evola s’en prend au peu de lucidité qu’afficheraient les philosophes existentialistes devant les problèmes de l’heure, et il n’hésite pas à écrire: “on ne pouvait guère attendre mieux de spéculations d’hommes qui, comme presque tous les existentialistes “sérieux” (à l’opposé de ceux de la nouvelle génération en déroute), sont, comme nous l’avons dit, des “professeurs”, de simples intellectuels en chambre dont la vie, mis à part leurs “problèmes” et leurs “positions”, a été et est une vie de parfaits petits bourgeois: dans leur existence conformiste (sauf, chez certains quelques emballements politiques à tendance libérale ou communisante), ils n’apparaissent guère “brûlés”, ni au-delà du bien et du mal. C’est particulièrement chez ceux qui se révoltent contre la vie chaotique des grandes métropoles, ou ceux qui sont passés par les tempêtes de feu et d’acier et les destructions des dernières guerres totales, ou encore sont formés dans “le monde des décombres”, qu’auraient pu se trouver réunies les considérations d’une reconquête du sens supérieur de la vie et d’un dépassement existentiel, réel, et non pas théorique, de toute la problématique de l’homme en crise, et des points de départ auraient alors été éventuellement donnés, aussi pour des formulations spéculatives correspondantes”.

Julius Evola, lui qu’on a traité d’hitlérien et d’éminence grise de Mussolini, nous parait bien mal venu de reprocher aux philosophes existentialistes de n’être que des “professeurs” ou des intellectuels en chambre lorsqu’on connaît toute la tragédie qui a été celle de Heidegger depuis l’avènement du national-socialisme jusqu’à sa mort: tour à tour il a été vilipendé comme bourgeois réactionnaire et anti-national-socialiste par les fanatiques de l’hitlérisme et d’hitlérien par toute la meute des gauchistes de toutes obédiences marxistes… Ajoutons-y le drame de deux fils prisonniers de guerre en Russie, pour pouvoir conclure que Heidegger, “professeur petit-bourgeois”, n’a pas été épargné par les tempêtes de la dernière guerre.

Mais résumons les faits: comme tant d’autres Allemands attachés à la grandeur de l’Allemagne éternelle il a certainement salué l’avènement du national-socialisme comme un événement heureux pour sa patrie qui venait de connaître la honte de la défaite, l’iniquité du Traité de Versailles et le chaos de la République de Weimar (2).

Sollicité par ses collègues de l’Université de Fribourg-en-Brisgau, il en accepte le rectorat au printemps de l’année 1933, c’est-à-dire quelques mois après l’accession de Hitler à la chancellerie du Reich. Heidegger accepta cette charge bien décidé à faire régner dans son Université et cela, dans le mesure de ses moyens, un climat a-politique alors que toutes les universités allemandes s’orientaient vers une politisation à outrance. Son discours rectoral intitulé Die Selbstbehauptung der deutschen Universität (L’autodétermination de l’Université allemande) constitue une véritable charte de ce souci a-politique, mais bientôt Heidegger eut à faire front à nombre d’exigences politiques de l’heure, y compris le renvoi de deux doyens de faculté qu’il avait lui-même nommés, les professeurs Erich Wolf et Von Möllendorf. Lassé de cette immixtion continuelle du politique dans les affaires de l’Université, contre laquelle il était impuissant, Heidegger donna au bout de quelque dix mois sa démission comme recteur et ce fut un national-socialiste bon teint qui lui succéda, mais entre-temps Heidegger avait prononcé quelques discours et fait quelques proclamations qui pourraient être taxés d’inspiration nationale-socialiste et qui le sont en effet (3). Point n’est ici toutefois le moment de les analyser, aussi renvoyons-nous à l’ouvrage de Jean-Michel Palmier consacré à ce sujet: Les écrits politiques de Heidegger (Editions L’Herne, 1968).

Cette démission, fut le départ de toute une campagne de dénigrement de Heidegger de la part des fanatiques du nouveau régime, campagne qui fut surtout menée par Ernst Krieck et Alfred Bauemler respectivement recteurs nationaux-socialistes des universités de Heidelberg-Francfort et Berlin. Les cours que Heidegger continua à donner furent surveillés par des émissaires de ces deux recteurs qui ne cessèrent d’y relever des pointes à peine dissimulées contre le régime. Ses cours furent finalement suspendus et Heidegger connut la disgrâce d’être astreint d’abord au service de la fortification du Rhin et ensuite à celui du Landsturm. Toutefois le rêve d’Ernst Krieck – faire exclure Heidegger de l’Université allemande – ne sera réalisés que par les autorités alliées, comme le notera assez amèrement Jean-Michel Palmier. Des mai 1945, Heidegger sera en butte à de nouvelles attaques, toutes aussi violentes et injustes, mais cette fois-ci du côté gauchiste.

En vrai philosophe qu’il était, Heidegger a laissé passer les deux orages sans broncher, laissant à ses amis le soin de le défendre, et ce n’est qu’après sa mort que “Der Spiegel” du 31 mai 1976 a pu publier le texte d’un entretien que son éditeur Rudolf Augstein et un membre de la rédaction, Georg Wolff, eurent avec Heidegger en septembre 1966, texte que l’on peut considérer comme la seule auto-défense de Heidegger au sujet des dix mois que dura son rectorat, ou plutôt l’”incident” de son rectorat, comme l’a écrit un jour Jean Guitton.

Mais revenons à notre propos, qui est de situer Heidegger dans la Tradition, non pas d’une plus ou moins mythique “Tradition primordiale”, mais dans celle de la tradition de la pensée occidentale. Sa pensée en tant que philosophe s’est resourcée, pouvons-nous dire, à la philosophie pré-socratique d’une part et de l’autre à la poésie de quelques grands poètes allemands, surtout à celle de Hölderlin. Par ailleurs sa démarche philosophique se situe dans le sillage des tout grands penseurs allemands que sont un maître Eckehart, un Jacob Boehme, un Leibniz, un Kant, un Schelling, un Hegel, un Schopenhauer et un Nietzsche. Evola approché à Heidegger d’avoir élaboré une philosophie pessimiste typique, selon lui, pour la fin du cycle du “Kali-yuga”, mais cette “philosophie pessimiste”, répondons-nous n’est-elle pas également dans la tradition faustienne de l’âme allemande? (4)

Dans le livre consacré à Georges Dumézil par Jean Claude Rivière et quelques collaborateurs (Ed. Copernic, 1979) nous trouvons à ce sujet quelques lignes assez éclairantes dans le chapitre que François-Xavier Dillemann, chargé d’enseignement à l’Université de Munich et auteur de plusieurs travaux sur la civilisation germanique ancienne, consacre à Georges Dumézil et la religion germanique. A la page 170, à la fin de ce chapitre, il rappelle notamment certaines pages du livre de Hans Naumann intitulé Germanischer Schicksalsglaube (Jena, 1934), dans lesquels ce germaniste établissait un parallèle entre la pensée pessimiste du dieu Odhinn face à l’approche du Götterdammerung et la philosophie de la Sorge développée par Heidegger. Naumann consacrait même tout un chapitre à ce parallélisme, qu’il a intitulé Sorge und Bereitschaft – Der Mythus und die Lehre Heideggers (pp. 68-88). Avec une connaissance parfaite et des multiples interprétations de la divinité d’Odhinn et de la philosophie de Heidegger, Naumann souligne d’une manière péremptoire à quel point la philosophie de l’auteur de Holzwege est enracinée dans la psyché germanique. L’”enracinement” est d’ailleurs un des leitmotive heideggeriens. Heidegger est, en effet, un philosophe-paysan enraciné dans sa terre natale. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle il a préféré sa chaire de philosophie à la provinciale université de Fribourg-en-Brisgau, le chef-lieu de son Heimat, à celle qu’on lui offrit à l’université de Berlin. Il va de soi que ces pages de Hans Naumann, qui était à l’époque, de 1934 à 1935, recteur de l’Université de Bonn et dont tout l’œuvre comme germaniste est pour ainsi dire “une variation sur le nazisme comme épopée germanique” (Jean-Michel Palmier dixit) souleva une vague de fureur de la part du recteur Krieck, le même Krieck qui lança un jour contre Heidegger, comme le note le même Jean-Michel Palmier, cette phrase lourde de sens: “Ton langage t’a trahi, galiléen!”

Heidegger, “galiléen”, c’est trop ridicule!

Evidemment le langage philosophique de Heidegger aux formulations souvent abstruses n’était pas a la portée du premier nazi venu, fût-il recteur d’université et un des penseurs officiels-du régime.

Dans l’interview de “Der Spiegel” (p. 47 de la trad. française) Heidegger déclarait: “Pour autant que je sois au courant, je sais que toute chose essentielle et grande a pu seulement naître du fait que l’homme avait une patrie (Heimat) et qu’il était enraciné dans une tradition”. Evidemment on pourra ratiociner sur la qualité de cette tradition et prétendre que celle dans laquelle la psyché faustienne allemande s’est enracinée relève du Kali-Yuga, et alors tout est dit…

Mais nous croyons que tout n’est pas dit pour autant, et nous relevons, par exemple, dans l’interview de “Der Spiegel” (pp. 55-56 de la trad. française) la phrase que voici quant au mode de pensée de la tradition métaphysique occidentale: “Tout le travail que j’ai fait dans mes cours et mes séminaires durant les trente dernières années n’a rien été d’autre principalement qu’une interprétation de la philosophie occidentale. La remontée aux points de départ de l’histoire de la pensée, la patience à penser les questions qui n’avaient pas encore fait question depuis la philosophie grecque, ce n’est pas se détacher de la tradition. Mais je dis: le mode de pensée de la tradition métaphysique qui s’est achevée avec Nietzsche n’offre plus de possibilité pour la pensée d’apprendre ce que sont les traits fondamentaux de l’âge technique qui ne fait que commencer”.

A la page 59 de la même traduction française, nous pouvons lire par ailleurs, quant au rôle que pourrait encore jouer la philosophie en son impact sur l’évolution de la civilisation vers une société qui sortirait du cycle Kali-yuga (pour employer un langage traditionaliste), la phrase que voici: “Il ne s’agit pas simplement d’attendre jusqu’à ce que l’homme dans trois cents ans ait une idée: il s’agit, à partir des traits fondamentaux à peine pensés de l’âge présent, de penser en avant dans le temps à venir sans prétentions prophétiques. Penser, ce n’est pas ne rien faire: la pensée est elle-même en soi l’action dans son dialogue avec le monde entendu comme destin. Il me semble que la distinction, qui tient son origine de la métaphysique, entre théorie et praxis, et la représentation d’une transmission se faisant de l’une à l’autre, barre le chemin à la compréhension de ce que j’entends par penser.” Arrivé là, Heidegger renvoie aux leçons qu’il a fait paraître en 1954 sur le thème Qu’appelle-t-on penser?, en faisant remarquer que cet écrit, (peut-être est-ce aussi un signe de notre temps) , est le moins lu de tous ceux qu’il a publiés.

Laissons donc, à notre tour, ce texte de côté, pour citer encore un autre passage de l’interview de “Der Spiegel” (pp. 49-50 de la trad. française) dans lequel il précisait le rôle que pourrait encore jouer la philosophie quant à un changement de l’état présent du monde. Après avoir affirmé qu’elle ne pourra pas avoir d’effet immédiat, il y disait: “Cela ne vaut pas seulement pour la philosophie, mais pour tout ce qui n’est que préoccupations et aspirations du côté de l’homme. Seulement un dieu peut encore nous sauver (c’est nous qui soulignons). Il nous reste pour seule possibilité de préparer dans la pensée et la poésie une disponibilité pour l’attendre. La préparation de la disponibilité pourrait bien être le premier secours. Le monde ne peut pas être ce qu’il est et comme il est par l’homme, mais il ne peut être non plus sans l’homme. Cela tient, d’après moi, au fait que ce que d’un mot venu de très loin, porteur de beaucoup de sens et aujourd’hui usé, j’appelle “l’être”, est tel qu’il lui faut l’homme pour sa manifestation, sa garde et sa forme”.

Parlant de l’intrusion de la technique “qui était en route depuis trois siècles”, dans le monde moderne Heidegger ne rejette point a priori cette technique, mais il faut, comme il dit, se détacher de l’esprit pragmatique qui domine à présent le monde de la technique, pour aujouter: “Et qui parmi nous pourrait affirmer qu’un jour en Russie et en Chine ne s’éveilleront pas de très anciennes traditions d’une “pensée”, qui contribueront à rendre possible à l’homme une libre relation avec le monde technique?”

Mais Heidegger n’a pas attendu ces “très anciennes traditions d’une “pensée” qui pourraient un jour venir de Russie ou de Chine pour méditer et philosopher sur le sens et l’essence de la technique, et cela surtout au départ d’un livre d’Ernst Jünger consacré à la figure du “travailleur” (Der Arbeiter, 1932).

Nous pourrions continuer à citer tout ce que Heidegger a dit à ses interlocuteurs de “Der Spiegel”, tout comme nous pourrions nous référer à tout ce qu’il a écrit surtout, depuis quelque trente ans, où tout dans sa démarche, dans sa quête poétique, relève d’un permanent souci du sacré à travers l’authenticité la plus profonde de l’homme.

Pour qui sait lire, Heidegger rejoint, à travers un langage tout autre, et sans le détour de l’Orient et de la “Tradition primordiale”, les préoccupations qui sont celles de Julius Evola quant à la nécessaire régénération de notre monde. Tous deux pensent et œuvrent ou plutôt ont pensé et œuvré, à l’écart de la politique et de ses compromis. Tout deux, sans se connaître vraiment – nous songeons plus particulièrement à la méconnaissance de la pensée d’Heidegger par Evola et probablement à la totale ignorance de la pensée d’Evola par Heidegger – se sont rejoints là où il nous a plu de les rencontrer sur le chemin qui est le nôtre et que nous espérons ne pas être un Holzweg, un chemin qui ne même nulle part…

Notes

(1) Selon d’aucuns, le “Kali-yuga” remonterait même à 6.000 ans, soit en pleine préhistoire!
(2) Rappelons e.a. que le comte Herman von Keyserling, le fondateur de l’Ecole de la Sagesse, comme nous le rappela il y a peu notre ami R. Meurs, salua également avec sympathie l’avènement du national-socialisme, toutefois avec un certain sentiment d’anxiété quant au développement ultérieur du mouvement (cfr. Comte von Keyserling, La Révolution mondiale). Il craignait notamment l’immixtion, à des postes supérieurs, d’une classe d’opportunistes. Cette crainte fut d’ailleurs corroborée quelques années plus tard par le Dr. Goebbels en personne lorsque celui-ci déclara dans un de un de ses discours: “Et alors vinrent ceux qui n’avaient jamais été sur les barricades mais pour lesquels cela n’allait jamais assez vite; nous les avons connus lors de la crise des Sudètes, nous les avons connus lors de la crise de Pologne, etc.”
(3) Nous songeons plus particulièrement à son bel hommage, d’une tenue si sobre, si émou.
(4) Cette âme “faustienne” n’est pas nécessairement “pessimiste” ou “désespérée”, loin de là! Elle voit la réalité en face, impavide et intrépide comme le “Chevalier, la mort et le diable”, de la gravure de Dürer, auquel Ernst Bertram consacre tout un chapitre de son livre intitulé Nietzsche, essai de mythologie (trad. française de Robert Pitrou, Paris, 1932) et qui fut, en effet particulièrement chère à Nietzsche. Cette âme est pleine d’insatisfaction et sait, comme l’a dit Goethe, que “tout nous incite au renoncement”, mais elle ne renonce point et va sans cesse, héroïquement, de l’avant, à la conquête de tout ce qui lui est défendu, pour atteindre finalement au-delà du “Sturm und Drang”, une grandeur et une sérénité vraiment “olympiennes”. Songeons également à la devise de Guillaume le Taciturne: “Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer”. C’est bien là le propre du “vouloir” et du destin de toute âme “faustienne”.

Eemans, M. (1979), Heidegger et la tradition de la pensée occidentale. Brussel: Centro Studi Evoliani Bruxelles.

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2 Responses

  1. Paolo Longhi
    | Rispondi

    Articolo che appare come un ‘tour-de-foce’ di erudizione filosofica per perdere completamente di vista in che cosa sia consistita la Tradizione Occidentale. Heidegger tira in ballo tutto fuor che l’autentica spina dorsale del pensiero esoterico dell’Occidente che fu appunto l’Alchimia di ispirazione cristiana o anche semplicemente pagana e questo a partire almeno dall’Alto Medio Evo in poi. Se l’Oriente ha avuto lo Yoga tantrico e non e lo Zen, l’Europa ha avuto anche di più dei fratelli orientali e cioè l’Ermetismo operativo. Venuto meno quello ovvero occultatosi in larga parte nella seconda metà del Secolo dei Lumi, per l’Occidente è cominciato l’irreversibile declino.

  2. Bertrand
    | Rispondi

    Ce vieux collabo d’Eemans nous ressert sa grand-messe Heideggerienne, mais à la sauce italienne

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