Merci, Giorgio Locchi

Giorgio Locchi au XIIIe colloque du GRECE à Paris en déc. 1978.
Giorgio Locchi au XIIIe colloque du GRECE à Paris en déc. 1978.

Août 1973. Sous le soleil torride d’une rue d’Athè­nes. C’était un voyage scolaire, organisé par l’agen­ce Fratelzon. Nos guides sont notre professeur de latin, l’Abbé Simon Hauwaert, et notre professeur de philosophie, le Frère Lucien Verbruggen. L’Abbé Hauwaert était un fanatique de l’antiquité. Sa vi­sion du monde et son anthropologie héroïque, il la puisait dans l’Illiade et l’Odyssée, dans la littéra­ture latine. Élève d’Albert Carnoy, l’indo-européanisant de l’Université de Louvain entre 1920 et 1940, il insistait pour que nous lisions les Nibelun­gen et les Mabinogion, les Vedas et l’Avesta. Impo­sant à ses élèves le Vocabulaire raisonné latin-­français de Cotton, il nous communiquait le goût des étymologies et de la comparaison linguistique. Il nous parlait d’un patrimoine commun aux peu­ples indo-européens. C’est avec ces notions, encore vagues dans nos têtes, que nous déambulions dans les salles des musées d’Athènes, sur l’Acropole, dans les ruines d’Égine ou du Cap Sounion. Dans une rue d’Athènes donc, un ami, aujourd’hui méde­cin, me signala avoir aperçu une publicité pour une revue intellectuelle française, Nouvelle École, qui venait de publier un article sur cette question des Indo-Européens, en l’occurrence il s’agissait d’un travail de Giorgio Locchi intitulé «Le mythe cosmogonique des Indo-Européens».

Dès notre retour à Bruxelles, nous avons remué ciel et terre pour en trouver un exemplaire. C’est l’ami médecin qui a eu la chance d’acquérir l’uni­que numéro 19 de Nouvelle École encore disponi­ble à Bruxelles. J’ai dû me contenter d’une photo­copie de cet article de G. Locchi qui a décidé de mon destin. Sans la quête de cet article, jamais je n’aurais connu Nouvelle École, a fortiori je n’y aurais jamais collaboré et je n’aurais jamais eu l’i­dée de lancer plus tard Orientations et Vouloir. Je dois donc indirectement mon destin à G. Loc­chi. Nous nous sommes abonnés à la revue, nous en avons commandé des exemplaires en librairie, notamment celui sur Montherlant (n°20) et celui sur la biologie (n°18), qui a servi de base à un au­tre ami, aujourd’hui gynécologue, pour un “travail de maturité” en biologie. Si mes souvenirs sont bons, le numéro sur Montherlant a servi à un tiers, dont j’ai perdu la trace. En 1976, en 1977 et en 1978, je n’ai fait qu’entrevoir G. Locchi, lors de colloques du GRECE, mais je me suis contenté de le saluer, n’osant pas déranger le philosophe ou­tre mesure. C’est à cette époque aussi, qu’invité par Marc Eemans, j’ai commenté à la tribune du Centro Studi Evoliani de Bruxelles son maître­-article de Nouvelle École (n°20), intitulé «Le règne, l’empire et l’impérium». Dans la salle, enthou­siaste, un octogénaire brillant, qui avait gardé tou­te sa fougue oratoire, tout son à-propos philosophi­que: Pierre Hubermont, un grand Wallon de ce siècle.

En arrivant à Paris en mais 1981 pour prendre mes fonctions de secrétaire de rédaction de Nou­velle École, j’ai demandé immédiatement où était G. Locchi. On m’a répondu vaguement, «qu’il s’était retiré, qu’il n’avait plus envie de travailler, qu’il préférait désormais la télévision, qu’il était un peu paresseux!». J’ai appris très vite que ce dis­cours masquait une querelle dont j’ignorais les te­nants et les aboutissants et était bien sûr menson­ger, était l’expression d’une épouvantable mauvai­se foi. Quelle déception, pour moi qui imaginait pouvoir bénéficier de l’insigne honneur de travail­ler avec G. Locchi! Celui-ci venait en effet de rompre avec l’équipe de Nouvelle École, mais tra­vaillait ferme avec ses amis italiens, publicistes et éditeurs. Il n’était donc pas “hors course”. Au bout de 9 mois, j’ai quitté Paris sans avoir vu G. Locchi.

Je ne l’ai revu que 7 ans plus tard, lors d’un pe­tit colloque, où nous étions 3 orateurs: G. Locchi, notre aîné, le philosophe chevronné, Pierre Krebs, l’éditeur d’Elemente à Kassel en Hesse, au­jourd’hui docteur en lettres de la Sorbonne grâce à une thèse admirable sur Paul Valéry, et moi-même. Le soir, au restaurant Le Dauphin, avec Jean Ma­bire, Tahir de la Nive, André Casanova et bien d’autres, Pierre Krebs et moi, nous nous sommes retrouvés en face de Giorgio et d’Elfriede Locchi. Giorgio, que je rencontrais véritablement pour la première fois, me donnait l’impression d’une im­mense sérénité, d’une grande douceur, mais qui ca­chait une détermination inébranlable dans ses convictions, solidement étayées par un corpus phi­losophique classique de très haut niveau.

G. Locchi avait le don de narrer des anecdo­tes, mais dès qu’il avait fini de les raconter, il les hissait aussitôt, avec une élégance surprenante, à un niveau philosophique, leur donnait une dimen­sion cosmique. Détail surprenant, nous avons par­lé, une fois n’est pas coutume, surtout à l’étranger où l’on se désintéresse totalement de ce genre de choses, du roi des Belges, Baudouin ler. G. Locchi l’avait rencontré à la fin des années 50, quand le roi était encore célibataire. Giorgio était l’envoyé du Tempo; il faisait une enquête sur les monarchies d’Europe. Et 2 ans plus tard, il “croquait” pour son quotidien romain le mariage d’Albert de Saxe-Cobourg et de Paola. Giorgio Locchi m’a dit qu’une sympathie immédiate s’est é­tablie entre lui et le roi. Qu’il a conversé longue­ment avec le souverain et croyait avoir décelé chez lui une grande tristesse, celle de ne pouvoir s’adon­ner à ses passions sportives (aviation, parachutis­me) ou à ses désirs de voyages ou d’exploration, hé­rités de son père, Léopold III.

Après cette soirée, je n’ai plus revu G. Locchi. 1988 a été riche en événements divers. En 1990, la maladie a surpris Giorgio; il l’a vaincue mais est sorti affaibli de l’épreuve. Le 25 octobre 1992, les Nornes ont cessé de lui tisser un destin. G. Locchi est mort d’un arrêt cardiaque en travail­lant, en combattant.

Pour le déclic que vous avez provoqué en août 1973 sous le soleil d’Athènes, pour vos articles de Nou­velle École, Giorgio Locchi, merci!

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(Vouloir n°97/100, 1993).

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