Les centres initiatiques et l’histoire

En raison des confusions qui règnent dans ce domaine, il est nécessaire de préciser tout d’abord ce qu’il faut entendre, en général, par «centres initiatiques» et par «organisations initiatiques».

Nous avons déjà consacré un chapitre à l’initiation; nous nous contenterons donc de rappeler ici que l’initiation, dans son sens authentique et intégral, consiste en une ouverture de la conscience qui brise les conditionnements humains et individuels et qui entraîne une modification du sujet (de son «status ontologique»). Celle-ci lui accorde une liberté et une connaissance supérieures. Une influence en quelque sorte transcendante, non purement humaine, est greffée sur l’individu. Cette influence est généralement transmise, et le but essentiel d’un centre initiatique est précisément d’assurer la transmission. D’où l’idée d’une «chaîne» (c’est le sens même du terme silsila en Islam) ininterrompue dont les origines sont reculées et mystérieuses, parallèle à une «tradition». Selon l’école guénonienne, les différents centres initiatiques, dans la mesure où ils sont authentiques et «réguliers», se rattacheraient à un centre unique, d’où ils seraient eux-mêmes issus. Ce point de vue, bien qu’on ne puisse pas ne pas y souscrire, pose cependant des questions difficiles à résoudre.

En ce qui concerne le problème que nous désirons traiter, un aspect des influences spirituelles entre en jeu: non l’aspect qui touche à la «connaissance», à l’illumination spirituelle, à la possession d’une gnose, mais celui qui est censé impliquer un pouvoir. Certains pourraient considérer, à juste titre d’ailleurs, que ce pouvoir est un indice positif, car tant qu’il ne s’agit que d’une connaissance concernant des sphères supérieures mais restant dans un domaine purement intérieur, on pourrait encore se faire des illusions. La présence d’un pouvoir, en tant que tel vérifiable, est un signe indirect, mais plutôt positif, de la force et de la réalité de la connaissance même à laquelle on estime être parvenu grâce à l’initiation.

C’est pourquoi Titus Burckhardt a pu parler, à propos des centres initiatiques, d’influences spirituelles «dont l’action, si elle n’est pas toujours apparente, dépasse pourtant incommensurablement tout ce qui est au pouvoir de l’homme». Passons maintenant au plan de la réalité et de l’histoire. Nous avons engagé un débat amical avec Burckhardt au sujet, tout d’abord, de l’existence et de l’état des organisations initiatiques aujourd’hui. Non que nous affirmions qu’elles n’existent plus, mais seulement qu’elles sont devenues toujours plus rares et inaccessibles (étant admis qu’il s’agit d’organisations initiatiques authentiques, non de certains groupes qui prétendent l’être). On a l’impression d’un «retrait» progressif de ces organisations, et donc des forces qui se manifestaient à travers elles. Du reste, si l’on en croit certaines traditions dignes de foi, ce phénomène n’aurait rien de nouveau. Il nous suffira de mentionner les textes qui disent que la quête du Graal, certes, fut couronnée de succès, mais que les chevaliers du Graal, sur un ordre divin, auraient quitté l’Occident et seraient partis, avec le mystique et magique objet qui ne devait plus rester «parmi les populations pécheresses», dans une contrée mystérieuse, identifiée parfois au royaume du «Prêtre Jean». Le château du Graal, Montsalvat, y aurait été transféré lui aussi par des voies surnaturelles. Bien entendu, il ne faut pas perdre de vue la dimension symbolique de ces récits.

Une autre tradition, plus récente, concerne les Rose-Croix. Après avoir suscité de nombreuses rumeurs, notamment par leurs Manifestes dans lesquels ils faisaient savoir leur «présence visible et invisible» et par leurs projets de restauration d’un ordre supérieur dans le monde, ils se seraient eux aussi «retirés», au début du XVIIIe siècle pour être précis, ce qui explique d’ailleurs que les groupes qui se qualifièrent par la suite de «Rose-Croix» manquaient en fait de toute filiation régulière, de toute continuité traditionnelle.

On pourrait ajouter à cela une donnée islamique propre au courant initiatique ismaélien, plus précisément au courant de l’ismaélisme dit «duodécimain». L’Imâm, le chef suprême de l’Ordre, manifestation d’un pouvoir d’en haut et initiateur par excellence, s’est «occulté». On attend qu’il réapparaisse, mais l’époque actuelle serait celle de son «absence».

A notre avis, tout cela ne veut pourtant pas dire qu’il n’y a plus de centres initiatiques au sens strict du terme, il est certain qu’il en existe encore, bien que l’Occident ne soit guère concerné ici et bien qu’il faille, dans ce domaine, se tourner vers le monde musulman et l’Orient. Cela étant, le problème qu’il faut poser est le suivant: si, comme l’affirme Burckhardt, on peut attribuer aux influences spirituelles dont ces centres sont par définition les dépositaires, en dehors de leur usage initiatique, la possibilité d’une action extérieure qui, «si elle n’est pas toujours apparente, dépasse pourtant incommensurablement tout ce qui est au pouvoir de l’homme», comment faut-il alors concevoir les rapports entre ces centres encore vivants (existant vraiment, pas à l’état de simples survivances) et le cours de l’histoire des derniers temps?

Du point de vue traditionnel, le cours de l’histoire est généralement interprété comme une involution et une dissolution. Or, face aux forces qui agissent en ce sens, quelle est la position des centres initiatiques? S’ils disposent toujours des influences dont on a parlé, on est donc amené à penser qu’ils ont reçu en quelque sorte l’ordre de ne pas les employer, de ne pas entraver le processus d’involution; ou bien on est obligé de croire que le processus général de «solidification» a rendu le milieu humain imperméable au supra-sensible, a provoqué une espèce de fracture qui relativise désormais toute action provenant du domaine initiatique, dès lors que celui-ci n’est pas entendu au sens purement spirituel et intérieur.

Il est bon de mettre de côté les cas où, historiquement, on a simplement récolté les fruits qu’on avait semés. Une liberté fondamentale a été laissée aux hommes. S’ils s’en sont servi pour leur propre malheur, la responsabilité leur est imputable et il n’y a pas de raison d’intervenir. Ce point de vue est applicable à l’Occident, qui a emprunté depuis longtemps la route de l’anti- Tradition et qui se retrouve maintenant, après un enchaînement de causes et d’effets parfois bien visible, parfois insaisissable pour le regard superficiel, dans un état ressemblant à celui du kali-yuga, l’«âge sombre» annoncé par d’anciennes traditions.

Mais on ne peut pas en dire autant dans d’autres cas. Il y a des civilisations qui n’ont pas suivi la même voie, qui n’ont pas fait les mêmes choix erronés, mais qui, subissant des influences extérieures, auraient dû être défendues. Or, cela, semble-t-il, ne s’est pas vérifié. Par exemple, il est certain qu’existent en Islam des organisations initiatiques (celles des soufis), mais leur présence n’a pas du tout empêché l’«évolution» des pays musulmans dans une direction antitraditionnelle, progressiste et moderniste, avec toutes les conséquences inévitables de ce phénomène.

Sans doute est-ce le Tibet qui présente le cas le plus probant. Ce pays n’était pas du tout occidentalisé. Il avait gardé intactes ses structures traditionnelles et était considéré comme le pays par excellence où avaient existé des individus et des groupes possédant des pouvoirs supra-sensibles et divins. Cela ne l’a pas empêché d’être envahi, profané et dévasté par les hordes communistes chinoises, ce qui a mis fin aussi au «mythe» du Tibet, mythe qui avait exercé une telle fascination sur les milieux spiritualistes occidentaux. En principe pourtant, les conditions étaient remplies pour l’emploi éventuel et concret de possibilités attribuées à des influences supérieures aux plans humain et matériel.

Précisons sans tarder que nous ne pensons pas à des barrières de protection invisibles et magiques qui auraient arrêté les envahisseurs du Tibet. Il suffit de se référer à quelque chose de beaucoup moins spectaculaire. Les recherches métapsychiques modernes, menées sous un contrôle rigoureux, ont permis d’établir la réalité des «phénomènes paranormaux», c’est-à-dire la possibilité de déplacer, de faire se mouvoir ou de soulever à distance des objets sans qu’on puisse fournir une explication «scientifique» de ces phénomènes. Mais, en raison du champ d’expérience auquel se consacre presque exclusivement la recherche métapsychique, il s’agit de processus spontanés et éphémères, souvent médiumniques, qu’il est impossible de produire à volonté.Il n’en reste pas moins vrai qu’un agent psychique peut provoquer des phénomènes – soulever un objet pesant par exemple – qui supposent une force incontestablement supérieure à celle réclamée pour provoquer disons une lésion cérébrale mortelle. La bilocation, la projection de sa propre image dans un endroit lointain, est elle aussi un phénomène bien établi (il semble d’ailleurs que le Père Pio da Petralcina avait ce pouvoir). Or, l’existence de phénomènes semblables au Tibet a été soulignée par des voyageurs et des observateurs dignes de foi, à commencer par A. David-Neel (1). Ces phénomènes, dans le cas du Tibet, n’avaient pas un caractère médiumnique et inconscient, ils étaient maîtrisés consciemment et volontairement, rendus possibles par des disciplines et des initiations.

Il aurait suffi de pouvoirs de ce genre pour provoquer par exemple une lésion cérébrale chez Mao Tse-toung au moment où le premier détachement communiste franchit la frontière tibétaine. Ou bien on aurait pu employer le pouvoir de projection pour provoquer une apparition menaçante devant le chef communiste chinois. Pour ceux qui se font des centres initiatiques une idée analogue à celle dont parlait Burckhardt et qui estiment que ces centres existent encore, tout cela ne devrait pas apparaître comme imagination délirante. Les traditions tibétaines ne parlent-elles pas du fameux Milarepa, qui durant la première période de sa vie, avant de se tourner vers la Grande Libération, était un bandit se consacrant à la magie noire et qui massacra ses ennemis par des moyens magiques?

Mais on a assisté à la fin du Tibet, sans même pouvoir faire intervenir dans ce cas, comme pour l’Occident, l’idée d’une sorte de Némésis. Un livre récent, traduit en italien et paru aux éditions Borla, raconte l’odyssée des lamas qui n’ont su que s’enfuir pour sauver leur vie, tandis qu’on massacrait dans tout le pays, qu’on traquait tout ce qui relevait du sacré, qu’en entamait l’«endoctrinement» communiste et athée de la population. Seuls quelques partisans tibétains réfugiés dans des zones inaccessibles ont résisté en organisant une guérilla. Inutile de dire ce qu’aurait pu signifier une défense occulte comme celle à laquelle nous avons fait allusion. Elle aurait rendu banales et ternes toutes les explorations spatiales dont le monde occidental moderne est si fier.

Ainsi donc, le problème que nous avons posé subsiste, sans qu’il soit possible, semble-t-il, de le résoudre. La seule explication satisfaisante serait donc, répétons-le, une sorte de fracture, une certaine partie de la réalité, donc aussi de l’histoire, étant laissée à elle-même, devenant autonome et imperméable aux influences supérieures. On pourrait se référer également à la doctrine des cycles, à ce qui est propre à la fin d’un cycle. Mais, pour en revenir au cas en question, il n’y aurait plus guère de place, alors, pour des valeurs de caractère moral. II faudrait admettre un processus global dans lequel même ceux qui ne l’ont pas alimenté sont impliqués, et évoquer une espèce de mot d’ordre transmis aux centres initiatiques pour qu’ils laissent les destins s’accomplir.

Il s’agit là de considérations qui pourraient mener assez loin, à l’idée d’une direction impénétrable du monde et, sur un autre plan, au rapport entre nécessité et liberté; s’il n’y avait vraiment aucune autre perspective, la nécessité pourrait être rapportée au seul domaine factuel de l’existence, la liberté aux attitudes qu’on peut adopter devant les faits, attitudes qui, en principe, ne sont pas déterminées. Dans ce cadre, il faudrait notamment souligner le rôle que peuvent jouer certaines expériences, même négatives et dramatiques, lorsqu’elles sont vécues comme des épreuves. On voit que ce sont là des problèmes assez vastes et complexes, auxquels s’est d’ailleurs attaquée la théologie de l’histoire (2). Nous n’y avons fait allusion que parce qu’ils appartiennent au plan d’ensemble où peut rentrer le sujet que nous avons traité.

Notes

(1) La véracité et le sérieux des témoignages d’A. David-Neel devraient en fait être mis en doute si l’on en croit les révélations faites par celle qui fut sa secrétaire dans un ouvrage paru il y a une dizaine d’années et qui a dû déranger un certain nombre de gens puisqu’il fut rapidement retiré de la vente par l’éditeur (cf. J. Denys, Alexandra David-Neel ou une supercherie dévoilée, La Pensée Universelle, Paris) (N.D.T.).

(2) Celle d’inspiration catholique n’a pas la tâche facile devant des cas comme, par exemple, celui de l’«Invincible Armada» espagnole; organisée contre les hérétiques, elle leva l’ancre après avoir reçu les consécrations les plus solennelles, mais fut détruite, avant même de combattre, par les «forces de la nature», par la tempête.

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Chapitre XVII de L’Arc et la Massue, Pardes – Guy Tredaniel, s.d., Traduit de l’italien par Philippe Baillet.

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