Evgueni Zamiatine

On ne doit pas oublier Zamiatine, si étrange et parfois déplaisant soit le personnage, car il est peu d’écrivains «soviétiques» aussi étonnants, totalement inclassable au temps du tsar, de la révolution et de l’exil, solitaire entre les solitaires.

Evgueni Ivanovitch Zamiatine est né le 20 janvier 1884 à Lebedian, dans la province de Tambov. Son père est un pope de l’Eglise de l’Intercession de la Vierge et sa mère une pianiste, elle-même fille de prêtre. Après ses études au lycée de Voronej, il prépare l’Institut polytechnique de Saint-Petersbourg. Mais ses idées avancées lors de la révolution de 1905 lui valent séjours en prison, assignations à résidence et même deux ans de déportation dans une bourgade du golfe de Finlande.

Malgré tous ces aléas révolutionnaires, il devient, à 24 ans, ingénieur des constructions navales, songe à une carrière littéraire et épouse une étudiante en médecine. Il a déjà écrit une évocation de sa vie carcérale: Seul, ainsi qu’un récit prometteur, Province, d’un ton elliptique très personnel.

Bénéficiant d’une amnistie il regagne Saint-Petersbourg, où il publie dans un journal, en mars 1914, une longue nouvelle, Au diable vauvert, qui vient d’être traduite en français. Le sujet fait scandale tant il dénonce les turpitudes d’une poignée d’officiers russes en garnison dans un poste perdu d’Extrême-Orient, sur les bords de l’océan Pacifique. Jugé antimilitariste et même pornographique, le livre est interdit par la censure et son auteur, âgé maintenant d’une trentaine d’années, est à nouveau déporté, cette fois à Kemi, en Carélie, dans le Grand Nord.

Au diable vauvert. Le titre indique que l’action se déroule loin, très loin, dans quelque garnison perdue. Un jeune officier, Andreï Ivanytch, originaire de Tambov, comme Zamiatine, a l’impression d’arriver au bout du monde. Il fait peu à peu connaissance de ses camarades, après une visite à son général, cuisinier à ses heures. Tous sont d’assez tristes personnages: paillards, ivrognes, tricheurs, brutaux, voleurs même, puisque telle la seule loi de cet univers corrompu, rongé jusqu’à l’os par tous les vices.

La femme du capitaine Netchessa accouche de son neuvième enfant et la grande question qui se pose est de savoir
qui en est le père, puisqu’il s’agit à chaque fois d’un officier différent. Cette interrogation lancinante n’empêchera pas un baptême fort arrosé. Bagarres, duels, suicides semblent les seules distractions de ces soldats perdus, pour qui la visite d’une escadre de marins français deviendra le seul dérivatif: nous sommes à la belle époque de l’alliance franco-russe. Quelques figures de femmes, comme la belle Maroussia, l’épouse de l’ignoble capitaine Schmidt, n’apportent même pas une note de joie dans cet univers désespéré.

On comprend la hargne de la censure tsariste, d’autant que n’importe qui serait désarçonné par le style d’un Zamiatine qui, sous prétexte de réalisme, bouscule allégrement la langue russe et la simple logique. Comme doit l’avouer le traducteur Jean-Baptiste Godon dans sa préface à l’édition française: «On rencontre de nombreux archaïsmes, des régionalismes, des proverbes, des néologismes… et les formules intempestives du langage parlé succèdent aux longues phrases ciselées: l’ordre des mots est bouleversé, les phrases sont tronquées, les pensées et dialogues, inachevés, interrompus par des points de suspension, des tirets. Zamiatine n’écrit pas, il narre…» On plaint le traducteur. Et encore bien davantage le lecteur.

Zamiatine n’est pas seulement un écrivain, c’est un ingénieur qui a beaucoup voyagé, de Constantinople à Salonique et de Beyrouth à Port-Saïd. Pendant la guerre, il sera envoyé en Angleterre pour y construire des navires brise-glaces. Il revient en Russie en 1917, juste pour la Révolution, dont il est un partisan résolu avant d’en être assez vite saturé et déçu.

Il se réfugie dans des récits brefs et des pièces de théâtre comme La Puce, qui sera par la suite interdite. Son roman Nous autres, impubliable en Russie communiste, est publié (sans son autorisation, dira-t-il) en Angleterre et en Allemagne en 1923. Situé dans des siècles futurs, c’est l’histoire d’une «Révolution qui a mal tourné», alors qu’elle devait apporter «le bonheur mathématique et exact, en forçant les gens à être heureux».

Dirigés par un grand Bienfaiteur qui a sur eux droit de vie et de mort et les a définitivement privés de toute inquiétude héritée des religions absurdes d’autrefois, hommes et femmes ne sont plus que des «Numéros», étroitement surveillés par le Bureau des Gardiens. Tout est organisé pour leur bonheur par l’Etat unique, qui a planifié leur travail, leur repos et même leurs amours, grâce à des carnets à souches de couleur rose destinés à organiser leurs «Heures personnelles». Un mur de verre sépare cette cité soit-disant idéale du monde extérieur et il y a bien longtemps qu’a été oublié tout ce qui constituait l’âme des époques d’autrefois, avant la guerre de Deux Cents Ans, entre la ville et la campagne, entre les sédentaires et les nomades où ces derniers furent vaincus.

L’ingénieur D.5O3, dont la confession est écrite à la première personne, est chargé de construire un vaisseau intersidéral qui porte le nom d’Intégral. Il fait la connaissance d’une femme, I.330 qui va le subjuguer en lui faisant entrevoir une autre vérité que celle du monde dans lequel vivent les sujets soumis à la loi des «Tables», ces codes rythmant leur vie: «Tous les matins, avec une exactitude de machines, à la même heure et à la même minute, nous, des millions, nous nous levons comme un seul numéro. Nous commençons notre travail et le finissons avec le même ensemble».

Le seul idéal: «Rien n’arrivera plus». Le seul péché, c’est d’être original, car c’est détruire le fondement de la société nouvelle: l’égalité, condition de l’éternité du néant.

Il arrive un drame: on découvre que D.5O3 est malade: « Ca va mal, lui dit le médecin. Il s’est formé une âme en vous». La conscience personnelle est une maladie et une maladie si grave qu’elle ne peut être éradiquée que par une opération chirurgicale. En attendant cette intervention, l’ingénieur rencontre I.33O à la Maison Antique, sorte de fragment du vieux monde oublié, «le monde déraisonnable et informe des arbres, des oiseaux, des animaux…». Lors de la fête du Jour de l’Unanimité, il n’en courbera pas moins la tête sous le joug du «Numéro des Numéros», ce Bienfaiteur qui lui ordonnera l’opération décisive, celle qui le débarrassera des quelques gouttes de «sang solaire et sylvestre» qui lui venaient des temps anciens. Il va redevenir comme tous les autres.

Une telle contre-utopie ne pouvait qu’attirer la fureur des autorités soviétiques. En 1931, Zamiatine écrit à Staline pour lui demander l’autorisation d’émigrer, sans perdre sa nationalité pour autant. Il part pour Prague puis pour Paris, où il meurt dans la misère et l’oubli le 10 mars 1937, ayant conscience de faire partie de la grande confrérie des hérétiques: «Seuls les hérétiques découvrent des horizons nouveaux dans la science, dans l’art, dans la vie sociale; seuls les hérétiques, rejetant le présent au nom de l’avenir, sont l’éternel ferment de la vie et assurent l’infini mouvement en avant de la vie».

* * *

(National-Hebdo n. 1126 – 16-22 fevrier 2006).

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Segui Jean Mabire:
Jean Mabire (Paris 8 février 1927 - Saint-Malo 29 mars 2006), était un écrivain, journaliste et critique littéraire français, engagé des milieux régionalistes normands et de l'extrême droite française, proche de la Nouvelle droite. Il est l'auteur de nombreux livres consacrés à l'histoire, notamment à la Seconde Guerre mondiale et aux Waffen-SS.

  1. […] « On n'éliminait pas les personnes en tant qu'individus, mais en tant que membres d'un groupe, d'un mouvement ou d'une "classe". La répression était planifiée comme la production des objets. C'est ainsi que Mandelstam fut supprimé et qu'on interdit à Zamiatine d'écrire. » […]

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